En loose et en vrac : Gorogoa et Donut County

Des cases et des trous

Devolver Digital a su, depuis un peu plus d’une décennie, s’imposer en tant qu’éditeur dans le monde du jeu vidéo indépendant. Au point même que leurs conférences de l’E3, placés sous le signe de l’humour et le « what ze fuck » sont toujours attendues, quand bien même le décalage est de mise vis-à-vis de l’industrie vidéo-ludique grand public. Même s’il ne se spécialise pas forcément dans un genre précis, on peut quand même lui reconnaître un certain « cachet qualité » quant à leurs choix de jeux à gameplay jouissif. Hotline Miami, Katana Zero, Enter The Gungeon, Broforce et autres joyeusetés nerveuses, sentant bon l’hommage aux vieilleries arcade. Plus récemment, il s’agit d’un certain Annapurna Interactive qui se voit arriver comme éditeur au nez fin qu’il fait bon de suivre. Qui prend la politique de Devolver autrement : on se laisse moins aller dans la variété fourre-tout et l’on se concentre sur une seule éthique, à savoir distribuer des « jeux personnels, émotionnels et originaux ». Et même si l’on pourrait se dire que l’étiquette peut brasser large, il faut reconnaître qu’Annapurna s’intéresse davantage à des délires cérébraux, narratifs et/ou contemplatifs, Ashen représentant pour le moment la seule exception à la règle, plutôt que d’aller fatiguer les pouces et mettre les réflexes à dure épreuve. A voir si le futur leur accordera un tel sans faute que Devolver dans ses choix de catalogue, toujours est-il que depuis son lancement en 2017, il n’y a pas forcément d’accrocs. Il suffit de voir les What Remains Of Edith Finch et Telling Lies dont je vous avais dans ces colonnes. Mizakido avait également abordé Sayonara Wild Hearts, trip visuel sous fond de jeu de rythme (plus ou moins prétexte à de l’interactivité) à part entière. Originalité on vous disait. Mais bien sûr, il y en a aussi d’autres. Des connus car simples portages de jeux déjà sortis sur de nouvelles plate-formes (les version PC de Flower et Journey ou la version Switch de Gone Home). Et d’autres se présentant avec énormément de modestie sur sa forme et sa durée de vie mais on ne peut plus malins et créatifs sur le fond et le concept.

Il y en a deux pour être exacte. Que je prends la peine de compiler en un même article – qui donnera peut-être lieu à une série d’articles typés « vrac » selon mes itérations vidéo-ludiques – sans forcément que je n’en vienne en prendre la peine d’en faire une critique en bonne et due forme. Parce que pour l’un ou l’autre des cas, il y a finalement peu à dire, encore moins à juger sur les critères classiques des grilles de notation qui sert de support aux médias spécialisés. Par exemple : la durée de vie. L’un ou l’autre se torche en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Avant même de finir la soirée, c’est dire. C’est court et vis-à-vis du prix annoncé, on pourra penser que c’est tout simplement mauvais, mode « vol à la tire ». Effectivement, sans doute que l’un et l’autre sont peut-être trop cher pour ce que c’est, chose qui se voit rattrapée si l’on suit le fil des promotions où il y a moyen de les glaner à des prix autrement plus bas. Et pourtant, est-ce que cela mérite pour autant qu’on les snobe ? Tout dépend comment l’on perçoit le sujet au final. Parce que de ce court moment que l’on y passe, il faut reconnaître qu’il a de l’intérêt : voir un concept, une idée de base, simple sur le papier mais maligne dans son exécution. Le tout – et dans ces deux cas – fait par les mains d’une seule personne (ou presque), autant dire que ça a dû représenter un sacré paquet de boulot. C’est que payer n’est finalement pas qu’une question de durée de vie mais également rendre au développeur/créateur tout le temps et effort investis. Et que par-delà d’y passer du temps, c’est aussi ce que l’on en retire : s’émerveiller de la créativité, de voir que le jeu vidéo malgré toutes ses années d’existence n’a pas encore tout dit et que ceci n’est pas forcément totalement en rapport avec l’évolution technologique des supports. Au final, c’est peut-être plus satisfaisant que de s’emmerder pendant 40h sur les à-côtés rébarbatifs de certains triple A, juste là pour gonfler artificiellement la durée de vie. Non ici, le moment est vite passé, la rejouabilité semble assez minimale en plus de cela mais au moins est-ce édifiant. Après, bien évidemment, il appartient à chacun de voir où se situe l’importance d’un jeu à ses yeux. Mais il ne fait jamais de mal de rappeler que le jeu vidéo, tout particulièrement aujourd’hui, ce n’est pas forcément qu’une histoire d’entertainment.

Commençons d’abord par Gorogoa, développé par Jason Roberts (qui a seulement délégué l’aspect musical de son projet). Hybride entre roman graphique et puzzle game, nous voilà face à un OVNI vidéo-ludique qui émerveille. Par sa touche esthétique typée illustration main et surtout par l’interactivité qui lui est amenée. On se retrouve face à un cadre de quatre cases et une illustration de départ. Qui peut en cacher une autre, telle une sorte de pochoir-vignette, que l’on pourra autant désolidariser que combiner ou bien assembler bout à bout pour les relier selon la situation. Le concept est simple, ne demande pas de gameplay bien plus profond qu’une configuration souris ou tactile – en cela, les meilleurs supports restent sans conteste la Switch et smartphones/tablettes. On sélectionnera des éléments précis d’une vignette pour zoomer et on les fera glisser pour déplacer les différentes vignettes. En cela, on pourra comparer Gorogoa aux Framed où l’on devait déplacer des vignettes ou les tourner afin que le protagoniste puisse terminer sa route et ainsi faire évoluer cette bande-dessinée interactive. Ici, on retrouve un peu cette approche, avec un style esthétique lorgnant davantage sur les livres d’illustrations et non la bande-dessinée en tant que tel, la notion d’assemblage et superposition (et inversement) en plus. Comme si l’on se retrouvait dans le délire « poupée russe » en version plane à grands renfort de calques. Bref, simple à comprendre – moins à l’expliquer, je l’accorde – et sur la pratique, on s’émerveille du côté ludique. Comme si l’on ramenait l’adulte à des activités d’éveil d’enfant avec des choses davantage de son niveau. De plus, le soft fait partie de ces jeux d’autant bien foutus qu’il se déroule sans s’encombrer de tutoriel et autres lignes de texte particuliers. Les différentes vignettes peuvent soit servir de support d’indice pour aiguiller sur la résolution de l’énigme en cours. On réfléchira, on tâtonnera, on réfléchira mais jamais on n’ira vraiment nous prendre par la main pour la résolution, ne donnant que plus de satisfaction personnelle à cette dernière. On est donc face à quelque chose de malin dans sa « pédagogie », autant que dans l’exhibition de ses mécaniques, aussi variées que progressives. Là où l’on réfléchira également, c’est sur l’aspect narratif de Gorogoa. Car il semble y avoir un propos dedans. Aussi abstrait soit-il, très emprunt sur la spiritualité de par ses nombreuses références esthétiques à des mythologies ou autres religions basées sur la spiritualité. Difficile honnêtement de comprendre pleinement le véritable propos ou s’il y a une interprétation réellement significative à tout ceci mais au moins nous laisse-t-on assez d’éléments emprunts au voyage et à la fascination pour que l’on prenne un minimum la peine d’interpréter un tant soit peu. Et même si l’on pourra rester circonspect sur la finalité tout aussi abstraite et mystérieuse, il serait vraiment de mauvaise foi de dire que l’expérience n’ait servie à rien. Elle a renouvelé à sa manière l’exercice du casse-tête ludique et interactif, malgré le côté modeste et succinct de son format. Pour un seul homme, voilà quelque chose que l’on se doit d’applaudir.

Un trou reste une trou. Je vous vois déjà sourire. Mais avant que vos pensées déviantes ne vous amènent au fond (… du trou), l’heure est plutôt d’aborder le cas de Donut County. Créé et développé par Ben Esposito en parallèle de son travail au développement de The Unfinished Swan, et après cinq ans à peaufiner son bébé durant ses temps libres pour en faire quelque chose d’un peu plus complet que sa version game jam originelle, on peut maintenant profiter de sa vision d’un tweet lancé par le compte parodique Peter Molydeux (de son vrai nom Molyneux). A savoir, contrôler un trou. Grotesque, on le concédera. Et pourtant, se retrouver à déplacer ce trou et aspirer de manière boulimique chaque élément du décor où l’on est lâché se révèle aussi reposant qu’amusant. Pas plus gros qu’un trou de golf, il faudra d’abord s’attarder aux petits objets pour le nourrir et voir cette sorte de bestiole qui n’en est pas une, grossir à vue d’œil pour pouvoir se permettre d’aspirer tout sur son passage, d’une caravane à l’ensemble de véhicules d’une autoroute en période de bouchons. C’est qu’au final, ça ne va pas plus loin qu’une sorte d’exercice d’éveil pour bambin en bas âge en ce qui concerne le gameplay. Son créateur en était sans doute conscient, d’où le fait qu’il ait rajouté tout un enrobage constitué de background et de dimension narrative. Où, sous ses airs légers, bon enfant et ton risible à grand renfort d’écriture « lolesque » où se côtoient plein de MDR, WTF, OMG, se cache un gentil petit message à propos de la production de déchets et l’absurdité du capitalisme quant à cela. Et que les ratons laveurs sont des créatures sournoises, directement sorties des cuisses de Satan. D’ailleurs, pourquoi on parle également de donuts ? Parce qu’ils ont des trous et servent de prétexte pour que les gens se complaisent dans leur bêtise et leur cécité quant à ce qui se passe autour d’eux. CQFD. Blague à part, là où Esposito a su bien taper, c’est sur les derniers moments de son Donut County. A savoir, sortir de son schéma de tableaux sans liens les uns les autres entrecoupés de petits dialogues pour entrer dans sa conclusion dans un véritable gameplay émergeant où l’on rentre dans un lieu autrement plus vaste avec ses petites énigmes qui ont une véritable importance (récupérer un carte d’accès pour ouvrir une porte, créer un court-circuit pour péter le système de sécurité, etc), allant même se terminer jusqu’à un véritable boss, doté de son petit pattern,. Certes, ça ne va pas chier loin non plus, d’où le fait que d’une certaine manière, on arrivera aux crédits de Donut County avec une petite frustration que cela se soit déjà fini alors que cela venait à peine de commencer sérieusement, mais cela montre que cette base de trou aspirateur qui croît au fur-et-à-mesure qu’on le gave n’est pas une idée si saugrenue et qu’il est possible de la transposer dans un projet autrement plus ambitieux. Comme quoi, tous les trous ne sont pas vides.