Detroit : Become Human

La voie de l'humanité

Genre
Aventure / Narratif
Développeur
Quantic Dream
Éditeur
Sony
Année de sortie
2018

C’est assez amusant de constater qu’une petite frange du jeu vidéo se voit maintenant critiqué dans des médias portant sur la thématique du cinéma. C’est là qu’on sent le gros GAP technologique de l’actuelle – et même la précédente – génération, ainsi que les moyens qui peuvent y être alloués en faisant des modélisations toujours plus criantes de réalisme, en plus de se permettre de se payer les services de figures connues. C’est ainsi que l’on peut voir des critiques de Until Dawn et ce fameux Detroit : Become Human fleurir au milieu des critiques de films, comme si se retrouver devant son téléviseur et sa manette en main arrivait au même niveau que d’aller s’enfermer dans une salle obscure. Ce qu’il y a de plus amusant lorsque l’on lit ces critiques, c’est de voir que ses auteurs abordent la chose comme s’ils allaient voir un film au cinéma sans jamais prendre en compte l’aspect interactif. Ce qui donne lieu à un énorme décalage vis-à-vis de leurs attentes, montrant parfois une mauvaise foi confondante où l’on devine, bien malgré eux, que rien ne pourra jamais aller dans leur tête tant ils partent de base avec un a-priori très négatif du medium vidéo-ludique. Genre, un jeu vidéo, aussi film interactif peut-il vouloir être sera toujours un dérivé bâtard et bas de gamme du cinéma. Un jeu vidéo essaiera de faire comme du cinéma sans jamais le faire aussi bien. Sauf qu’il y a un truc que l’on oublie lorsqu’on le prend dans ce sens-là : dans « film interactif », il y a également ce terme interactif. Nous ne sommes pas un simple spectateur, nous sommes avant tout un joueur. Qu’importe que ce ne soit pas quelque chose de gameplay-oriented comme un beat’em all ou un jeu de plate-formes, tant que l’on influe d’une manière ou d’une autre sur le déroulement de l’intrigue, nous sommes joueur. Et que, par conséquent, nous ne sommes pas immergé de la même manière dans le délire, on ne ressentira pas les choses tout à fait pareil que si l’on nous disait simplement de nous asseoir dans ce siège rouge et de regarder sans rien faire.

Si je vous parle de tout cela, c’est surtout pour la surprise de voir Detroit : Become Human se faire lyncher, simplement parce que son intrigue était cousue de fil blanc, vis-à-vis de ce que l’on a l’habitude de voir au sein du cinéma SF. Et qui ne se montrait par conséquent pas à la hauteur de ses ambitions en terme de volonté de dystopie. Ce que je ne vais pas forcément démentir : même au sein du medium vidéo-ludique, on a vu des manières bien plus impressionnantes d’amener une réflexion et un côté anticipation. Notamment du côté des travaux de Kojima (qui, en plus, devait s’adapter à énormément de limitations technologiques), qu’importe que l’on apprécie le personnage et sa manière de faire ou non. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le dernier bébé de chez Quantic Dream est à jeter. Assurément, non, il montre même à plusieurs égards que le studio est parvenu à offrir sa vision la plus aboutie du film interactif. En parvenant par exemple à mieux digérer ses influences puisées au sein des grands noms du cinéma, parvenant à passer le cap que l’on voit davantage du clin d’œil – la scène de Markus dans la décharge, très Terminator pour ne citer que ça – que de la resucée trop mal dissimulée adaptée en jeu vidéo comme on pouvait le sentir dans Heavy Rain avec le Se7en de David Fincher par exemple. Et que si l’on avait cette vision que le studio de David Cage était du genre à trop péter plus haut que son cul pour pleinement mériter d’être suivi, on peut ravaler un peu le venin car par-delà de toujours partir vers un haut niveau d’ambition, il nous montre là qu’il est capable de s’auto-juger d’un œil critique et de gagner en maturité au fil de ses sorties. Où, pour le moment, Detroit : Become Human se pose comme le point d’orgue. Encore faut-il remettre les choses à leur place : Quantic Dream n’a jamais revendiqué le principe de faire plus fort que le septième art, il revendique le fait de vouloir transmettre des émotions au joueur. Et en cela, intrigue brodée de fil blanc ou non, on ne pourra clairement pas le lui retirer.

Il n’y a qu’à reprendre la toute première séquence de prise d’otage où Connor doit sauver une petite fille menacée par un androïde déviant pour se prendre ce constat en pleine face. Par-delà que cela envoie du spectaculaire dans son pitch et sa mise en scène, histoire de remplir le rôle de démo « j’en fous plein les mirettes afin de vendre le jeu par palettes day one », difficile de rester de marbre, y compris dans les plus infimes détails. Comment ne pas ressentir ce malaise dès le premier contact de Connor avec les autres humains présents dans cette scène ? On ne pourra qu’être un peu choqué de découvrir comment notre protagoniste peut être perçu et traité par les humains : pas de bonjour, pas un regard, aucune forme de politesse, rien… Et surtout un désintérêt d’apparence qui cache difficilement tout son lot de mépris. Alors, certes, on a beau savoir que Connor est un androïde, il n’empêche que celui qui le contrôle – nous donc – n’en reste pas humain. En tant que tel, voilà quelque chose qui montre dès les premières minutes quelque chose d’assez insoutenable : il n’y a rien de plus détestable de ne jouir d’aucune forme de reconnaissance envers ses semblables, d’être simplement pris comme une machine ou un objet, en plus de se sentir quelque peu menacé par toutes ces formes de rancœur pas forcément très bien dissimulées. La technique joue aussi un grand rôle dans cette immersion. La modélisation est en effet hyper impressionnante, de la même manière qu’un Heavy Rain ou un Beyond : Two Souls en leur temps. Et si l’on a un tant soit peu suivi l’actualité du jeu, on a forcément vu les acteurs principaux en chair et en os, ce qui ne fait qu’ajouter plus d’humanité, quand bien même son interprète prend grand soin à jouer énormément sur les expressions figées afin de bien nous faire comprendre qu’il s’agit bel et bien d’un androïde et non d’un être humain. Cette simple sensation de malaise, que l’on relève plus dans l’ordre du détail, tant le sentiment prédominant est la tension et le stress liés à la confrontation avec son preneur d’otage et surtout l’issue qui pourrait bien en découler. Parce que sauver cette petite fille est quand même la finalité ultime, que ce soit pour Connor qui se doit de remplir sa mission, que pour nous, joueur, parce que nous sommes humains. Et qui dit humain dit que l’on se sente particulièrement affecté par le fait qu’il s’agisse d’une enfant, figure d’innocence par excellence. Nul doute que l’on nous aurait mis un otage adulte qui se serait avéré être une raclure criminelle, l’on aurait mesuré davantage mesuré le pour et le contre de sa survie et par conséquent usité de notre libre-arbitre, là où le protagoniste que l’on incarne ne pourrait pas se le permettre. La machine doit remplir sa tâche, qu’importe la manière et le contexte après tout. D’une scène qui paraît anodine, si l’on creuse un peu la surface, il faut admettre que l’on peut percevoir que Quantic Dream a bien plus réfléchi qu’il ne pourrait y paraître, surtout si on le regarde d’un œil plus reculé de celui qui appréhende ça comme un simple spectateur de film. Alors que si l’on se replace l’aspect interactif au cœur du propos, il faut admettre qu’il y a tout un amoncellement de détails sous-jacents bien pensés afin d’amener le joueur à ressentir. Et, selon ses choix, à lui-même conduire ces trois androïdes aux contextes et motivations propres – quand bien même leurs destins convergeront à un moment donné – vers la voie de l’humanité. Qui, avouons-le, est sans doute la direction – tout du moins espérée tant une erreur de manip’ ou mauvaise appréhension de la situation peut vite arriver – que l’on fera prendre instinctivement pour la plupart d’entre nous lors de notre première partie où l’on jouera au feeling. Et tous ces détails qui font toute la différence, de même que toute cette transmission d’émotions aux intensités et contrastes variables, on le retrouve sur toute la durée de Detroit : Become Human qui se hisse ainsi comme un excellent jeu narratif. Et non comme un excellent film.

Après, le public pris dans son sens le plus large ne sera pas non plus fortement condamné de ne pas avoir trop suivi les coulisses du jeu tant il y a fort à parier que les traits de l’acteur de Jesse Williams lui sera familier via sa reconnaissance acquise avec la série Grey’s Anatomy. Et sera certainement le meilleur facteur témoin quant au fait de se rendre compte de tout le boulot abattu par Quantic Dream quant au haut niveau technique atteint en terme de modélisation et de rendu graphique. Pourtant, même si Jesse Williams est indéniablement la figure la plus connue du casting de Detroit : Become Human et qu’il interprète sans doute par la même occasion le personnage majeur de l’histoire, ce n’est pas forcément lui qui s’en tire le mieux en terme d’interprétation. Certes, il est loin d’être mauvais mais ne tient à mon sens pas la comparaison face à ses collègues Bryan Dechart (Connor) et surtout Valory Currie (Kara) à laquelle on a été confronté dès la première démo technique du jeu en 2012. Cette dernière est à mon sens LA révélation de ce Detroit : Become Human tant elle s’avère saisissante dans l’interprétation de Kara. Un personnage à l’importance assez moindre vis-à-vis des deux autres quant à la trame principale du jeu – elle peut d’ailleurs mourir très tôt dans le jeu et qu’on passe totalement à côté de son histoire, ce qui n’empêche pas que celle-ci développe des points de réflexion fort intéressants – mais celui où l’on sent que son interprète a insufflé le plus de substance. Il y a toujours cette part d’humanité troublante dans ses expressions faciales mais avec un petit on-ne-quoi un brin inexplicable, allant bien au-delà de paraître ponctuellement figé, qui fait dire que l’on est toujours face à un androïde. Ajoutez à ça le charisme et l’on peut aborder son pan de trame de la meilleure manière qui soit en n’ayant aucun souci à ressentir tout le côté poignant, non dénué de scènes plutôt dures, de cette histoire d’une androïde qui aspire à être mère et à vivre en famille, qu’importe que ce soit reconnu par les Humains ou non.

On ne pourra pas contredire le haut niveau technique atteint en terme d’esthétique, facilitant l’immersion et l’attachement avec l’univers et ses personnages. Ainsi qu’une mise en scène qui n’aura clairement pas à rougir face aux autres blockbusters – aussi bien vidéo-ludiques que cinématographiques d’ailleurs – avec son lot de moments forts. Que ce soit lorsque l’on soit mis à contribution avec la manette via des séquences haletantes et dont l’on sait pertinemment que la réussite ou non de sa QTE aura une très lourde conséquence plus ou moins directe de la suite des événements – on pourra citer la fuite de Kara et Alice au travers de l’autoroute par exemple – ou simplement dans des phases plus « contemplatives », ne servant qu’à marquer et filer un petit frisson bien senti – le long plan de l’ascension de la Tour de Stratford de North et Markus. Mais également via ces choix, loin de s’inscrire dans le pur manichéisme. Car si certains nous sembleront évidents d’instinct, bien d’autres nous amèneront à bien plus à réfléchir. Markus doit-il tuer ces deux flics en position de faiblesse ? Dit comme ça, la réponse semble assez évidente. Mais si l’on prend le contexte que ces-dits policiers viennent de fusiller sous ses yeux une bonne dizaine de ses camarades qui n’ont pourtant émis aucun signe d’hostilité, nul doute qu’il demeure bien plus complexe de déterminer la réaction qui nous semblerait la plus adaptée, nous posant ainsi un véritable cas de conscience, d’autant plus que l’on sera invité à choisir rapidement à cause du décompte, le non-choix pouvant être parfois un choix en soi. Pouvant être du même acabit que cette fameuse scène du premier Life Is Strange qui aura marqué et ému bien des joueurs où l’on nous forçait à choisir entre euthanasier une Chloé handicapée dans une dimension alternative ou ne pas accéder à sa requête. Autant dire : de quoi amener une dimension d’autant plus impactante dans nos choix sur un plan psychologique, pouvant parfois amener des sentiments inattendus en nous à la découverte des conséquences que ce choix pourra amener, pas toujours celles que l’on pouvait s’imaginer.

En terme de choix et de problématiques soulevés tout le long de ce Detroit : Become Human, il faut admettre que l’actualité plus récente lui ajoute, malgré lui, une certaine plus-value. Difficile depuis les événements d’actualité de la fin d’année dernière de ne pas faire de corrélation avec certaines thématiques et dilemmes traités. Doit-on mener notre révolution par le biais de manifestations pacifiques ou doit-on utiliser la force, histoire de rétorquer aux violences policières ? Sans vouloir conduire cette critique vers une réflexion politique de notre propre société, il reste quand même très difficile de ne pas faire de liens troublants avec les différentes manifestations que l’on observe depuis fin 2018, qu’elles soient dans notre pays, en Russie ou même plus récemment à Hong-Kong. De la même manière que la lecture des différents magazines servant de collectables annexes au jeu ou encore de détails de background auxquels l’on est régulièrement confrontés au sein de de la ville de Detroit auront de quoi troubler à diverses reprises tant on y voit moult choses – bien évidemment poussés à l’extrême, histoire d’amener à la fois un côté fictionnel et futuriste – qui portent à débat dans notre actualité : écologie, réchauffement climatique, prolongement de guerre froide entre les États-Unis et la Russie, précarité/disparité sociale sans précédent due à la banalisation des machines dans notre quotidien, renfermement et individualisme exacerbé de l’être humain préférant parfois nouer des « relations intimes » avec des androïdes plutôt qu’avec ses semblables, fichage des individus pistés et surveillés par cette technologie omniprésente dans leur quotidien… Autant dire, Quantic Dream n’a sans doute pas vu venir les récents événements d’actualité mais il faut reconnaître que cela ne fait que donner à Detroit : Become Human d’autant plus de profondeur aujourd’hui plutôt qu’à sa période de sortie. Même si le studio, dans sa communication d’avant-sortie, est parvenu à mettre le doigt où ça fait mal : il suffit de se souvenir des incidents de la Paris Games Week 2017 au stand Quantic Dream où des gens se comportaient comme des goujats irrespectueux vis-à-vis d’une vitrine reconstituant les magasins d’androïdes que l’on trouve dans le jeu. Si les gens arrivent à se comporter de la sorte envers de vrais êtres humains jouant le rôle d’androïde, qu’est-ce que cela serait si cela aurait été de vrais androïdes comme ils le sont présentés dans le jeu ? On s’imagine sans mal que la réalité aurait certainement été au même niveau que la fiction et que, comme quoi, cette société présentée dans le jeu, aussi exagérée semble-t-elle, n’est peut-être pas si différente et éloignée de la nôtre. C’est d’ailleurs assez amusant de constater que nos médias ne nous aient que trop peu parlé de ces choses-là, préférant alimenter la controverse des conditions de travail du studio en interne ou de cette fameuse séquence de violence domestique, jugée inopportune, excessivement stigmatisée et gratuite. Une scène que je trouve, à titre personnel, très bien faite et essentielle sur pas mal de points, que ce soit en terme de réflexions que dans le développement de l’intrigue de Kara. Capillotractée, on le conçoit, le but étant de faire une forte intensité sans que ça ne soit étalé sur trois heures de jeu après tout, mais très réaliste dans ce rendu de malaise que l’on doit ressentir quotidiennement lorsque l’on vit ce genre de situation qui, malheureusement, existe bel et bien encore.

Detroit : Become Human n’est pas non plus un jeu exempt non plus de tout défaut. Passé sa beauté et sa modélisation, les phases de gameplay où l’on aura pleinement notre protagoniste en main nous feront grincer à diverses reprises à cause de leur caractère assez rigide et surtout une bien vilaine gestion des collisions. A ce niveau-là, peu d’amélioration a été fait de ce côté-là vis-à-vis des précédentes sorties Quantic Dream sur Playstation 3. La technique a ses limites après tout… Même si on n’ira pas non plus trop lui souffler dans les bronches tant le gameplay n’est pas le cœur du propos ici et ne se révélera nullement pénalisant. Le système de jeu global n’a pas été retouché : on retrouve ce même système de QTE, tant pour les phases d’action importantes que d’autres plus anodines et discutables d’ouverture de portière. Si ce point vous dérangeait déjà dans Heavy Rain et Beyond : Two Souls, il n’y a donc pas de raison que vous le voyez d’un meilleur œil avec Detroit : Become Human, hormis bien entendu si la thématique vous parle et vous interpelle davantage que ses deux grands frères. La seule véritable nouveauté que l’on pourra relever à ce niveau est la présence d’un schéma d’arborescence global à chaque séquence permettant de se rendre compte des différentes possibilités offertes par cette dernière. Un petit plus, histoire de se mettre au goût du jour des jeux triple A actuels qui préfèrent privilégier la sobriété et la transparence par souci de confort et d’accessibilité, quitte à trop mâcher les choses pour le joueur. Malheureusement, si l’idée est excellente, il faut reconnaître que la façon dont ces schémas sont conçus manque un peu de clarté, surtout lors des longues séquences, et a tendance à faire l’effet « poudre aux yeux » de possibilités infinies alors qu’il s’agit de simples détails d’une importance moindre qui n’auront finalement que trop peu d’incidence sur la suite des événements.

Detroit : Become Human
Appréciation
Detroit : Become Human s'avère être le rejeton le plus abouti de Quantic Dream. On sent que le studio a passé un cap dans ses digestions d'influences, de maîtrise de la mise en scène qui envoie du rêve et de ses différents outils technologiques tant le rendu visuel impressionne. Le tout, en se tenant scrupuleusement à la formule Heavy Rain en terme système de jeu qui fonctionnait déjà très bien. Et en oubliant, fort heureusement, les tentatives de proposer un simili-gameplay standard comme Beyond : Two Souls essayait ponctuellement de le faire (pas forcément très bien). Bref, un excellent jeu narratif, une dystopie intéressante qui ne manquera pas de toucher et de troubler.
Points forts
Impressionnant visuellement et dans le réalisme de ses modélisations faciales
La mise en scène, over-the-top
L'oeuvre la mieux maîtrisée de Quantic Dream
L'interprétation de Valory Currie, époustouflante
Une bonne utilisation des possibilités de la manette PS4
Points faibles
Scénario cousu de fil blanc, du grand public comme on ne le connaît que trop bien
Toujours une gestion des collisions capricieuse dans le contrôle des personnages
Un schéma d'arborescence des choix et possibilités pas forcément très clair