Bayonetta est un jeu emprunt de folie, tantôt douce et tantôt furieuse. Et il ne s’agit pas ici de la démence pathologique d’un malade qui marmonne des propos incohérents, mais bien de cette aptitude si humaine à oser et à s’affranchir de la logique pour offrir… eh bien, à peu près n’importe quoi. Une aptitude qu’Hideki Kamiya semble avoir parfaitement maîtrisée en mettant en scène sa délicieuse et si piquante héroïne, souvent dans des situations si ubuesques qu’elles ne peuvent pas être le fruit d’un cerveau totalement sain d’esprit.

One of A Kind

D’ailleurs, tout ou presque a été dit sur cette fameuse héroïne, objet sexuel vulgaire et traité avec un machisme primaire digne des temps préhistoriques pour les uns, incarnation d’une femme qui sait être forte sans oublier d’être sensuelle pour les autres. Mais se lancer dans ce genre de considérations amène sans doute à vouloir faire rentrer dans des cases un peu trop étriquées un personnage peut-être un peu trop complexe. La bien nommée Bayonetta, en dominatrice idéale, sait en effet aussi bien se servir de ses charmes que de ses armes, mais elle présente aussi d’autres facettes au joueur attentif. Ici vulgaire et provocatrice, elle se montre d’une drôlerie presque irrésistible, sa voix douce aux accents délicieusement british de maîtresse d’école un peu stricte ne venant que difficilement contrebalancer l’impact des insanités qu’il lui arrive de proférer. Là adoucie et presque maternelle, elle dévoile par petites touches les blessures de son passé qui la rendent si humaine. Mais elle est surtout un personnage libre qui n’est soumis qu’à très peu de limites… en tous cas, pas à celles de la décence et du bon goût. A ce titre, elle multiplie les excentricités et les audaces et constitue sans doute l’élément le plus libérateur et le plus rafraîchissant du titre. Cette richesse du personnage crée une proximité avec le joueur. Même s’il est difficile de nier l’aspect hautement sensuel du personnage (et l’aspect bassement opportuniste de la manœuvre), il faudrait déployer des trésors de mauvaise foi ou d’aveuglement pour résumer notre sorcière vêtue de latex à cette seule dimension.

Mais si le personnage de Bayonetta est atypique, l’intrigue dans laquelle cette dernière est plongée l’est clairement moins. La trame s’ouvre en mettant en scène une guerre séculaire entre un clan de sorcières de l’ombre allié aux démons et un groupe de sages de la lumière servant les anges, avant de poursuivre plusieurs siècles plus tard sur la quête d’identité de notre héroïne qui se retrouve amnésique… Il suffit d’ajouter à cela un tuyau qui mène Bayonetta à Vigrid, une mystérieuse bourgade au charme tout européen et l’affaire est emballée. Autant le reconnaître d’emblée, le scénario de Bayonetta ne casse pas trois pattes à un canard. Il tient même davantage du prétexte que d’autre chose, prétexte de moins en moins cohérent à mesure que les heures s’écoulent. Au lieu d’être le moteur de curiosité principal du joueur, l’histoire ne sert donc que de fil plus ou moins directeur sur lequel Platinum Games enchaîne les grandes scènes de bravoure barrées comme d’autres enfilent des perles. Une visite guidée du paradis ? Pas de problème. Un bossfight d’anthologie ? Pourquoi pas, et une petite dizaine de fois plutôt qu’une. Une course-poursuite sur les murs d’une cité dévorée par les flammes ? Après tout, on n’est plus à ça près… Les mystères qui entourent le passé de Bayonetta ne sont pas inintéressants, mais le joueur se demande avant tout quel nouveau délire insensé le jeu va lui proposer après lui avoir à peine laissé le temps de se remettre de la dernière claque. Plus on enchaîne les heures, plus il se dégage du soft une impression de joyeux foutoir à mesure que l’action gagne en puissance et qu’elle s’achemine vers une apothéose pas loin d’être orgasmique. Un parti-pris audacieux, parfois usant pour le joueur qui n’arrive plus à suivre quand l’action se fait trop rapide et trop bordélique, mais au final diablement jouissif et rafraîchissant.

Et cette frénésie d’action sans queue ni tête se poursuit bien sûr manette en main. Bayonetta ne se contente pas de faire du joueur médusé un spectateur impuissant de ses scènes d’action ébouriffantes, il le fait activement participer. Spectacle et jeu sont indissociables. Le thème central du scénario, une lutte entre deux factions pour le contrôle du Temps (et donc de l’Histoire), se répercute avec élégance dans les mécaniques bien huilées du jeu. Il s’invite bien sûr dans les bases même du gameplay, très axées sur le timing des coups et des esquives. L’exemple le plus emblématique reste bien évidemment le Witch Time, ce ralentissement temporel qui a lieu juste après une esquive réalisée à la dernière minute, sur le fil du rasoir, et qui donne l’occasion à Bayonetta de se déchaîner sur ses ennemis sans défense.

Ce thème majeur du temps se répercute aussi dans la construction du jeu. En effet, Bayonetta et son gameplay adoptent un rythme en deux temps bien différents. D’un côté, la progression classique des niveaux du jeu offre à tous les amateurs de massacre leur lot de violence primaire. Les vagues d’anges au design souvent grotesque s’abattent les unes après les autres et il revient au joueur de faire naviguer la sorcière noire avec élégance et désinvolture. Il n’y a pas ici de révolution ludique, le jeu reprend toutes les ficelles du Beat Them All en insistant juste sur l’esquive et son timing. Le jeu conserve bien sûr une patte qui lui est propre, Bayonetta étant spécialisée dans les mouvements les plus improbables : armes aussi ridicules que des tonfa lance-roquettes portés aux mains et aux pieds, engins de tortures en guise de coup de grâce, transformations animales… Sans même parler de cette combinaison moulante faite de cheveux qui couvrent de moins en moins le corps de la belle à mesure qu’elle enchaîne les coups. Une chevelure dans laquelle se matérialiseront des entités démoniaques qui écraseront ou dévoreront ses ennemis si les bons combo sont sortis. De bien belles façons de récompenser le joueur appliqué, en somme.

Le deuxième temps qui marque la progression du jeu est celui qui se plaît à faire monter la tension en abandonnant le côté bordélique des joutes ordinaires et en focalisant le gameplay à l’occasion d’un face à face homérique entre Bayonetta et un boss. Le rythme se ralentit alors brusquement et le jeu dirige toute l’attention du joueur sur une scène bien précise, une scène qui déborde généralement d’idées de mise en scène et de jouabilité souvent saugrenues et délirantes, mais toujours jubilatoires et impressionnantes. Aller plus loin dans la description de certains de ces bossfights consisterait toutefois à éventer beaucoup de surprises, souvent énormes. On regrettera tout de même que l’action se fasse parfois trop brouillonne et trop rapide quand de trop nombreux événements à l’écran et une caméra capricieuse conspirent à gâcher le plaisir de jeu. De la même manière, les quelques missions de shoot qui offrent un nouveau souffle à l’action se révèle rapidement longuettes et donc soporifiques. Le rythme du jeu n’est donc pas parfaitement maîtrisé et c’est dommage, même si ces quelques imperfections ne sauraient suffire à entamer le plaisir de jeu de manière conséquente.

Let’s Dance Boys!

Le tout se paye également le luxe d’être accessible au plus grand nombre, de la plus intelligente des manières. La cible du jeu est assurément gameuse : les joueurs expérimentés pourront s’en donner à cœur joie en cherchant la maîtrise absolue du jeu et le scoring. Cependant, le large choix de difficulté permet de mettre le jeu entre toutes les mains, même les moins expérimentées, sans toutefois sacrifier l’orgie de chaos qui règne à l’écran manette en main. Un choix qui permet de sortir le genre d’un pseudo-élitisme dans lequel il a malheureusement souvent tendance à s’embourber et qui offrira à tous les joueurs l’accès à un délire partagé. Assurément, la casualisation du jeu vidéo dans ce qu’elle a de meilleur.

L’environnement sonore de Bayonetta est quant à lui totalement bipolaire, comme pour représenter à égalité les deux camps qui s’affrontent dans la guerre qui sert de cadre général au jeu. Ainsi, l’intervention des anges sera l’occasion d’entendre de magnifiques pistes symphoniques très inspirées par la musique sacrée. Chœurs, cloches et grandes orgues se mélangent en une harmonie tantôt sereine et tantôt furieuse, en fonction des circonstances. Après tout, on ne peut pas découvrir la beauté du Paradis et affronter la colère des envoyés divins sur le même rythme. Les pistes rattachées aux sorcières en général, et à Bayonetta en particulier, se révèlent bien plus modernes… et plus éclectiques. Du jazz à la pop acidulée en passant plusieurs versions mémorables de Fly me to the Moon, cet aspect de l’OST est des plus riches et colle parfaitement au personnage principal. Les cinq CDs que compte la bande originale du jeu offrent donc un plaisir intense et varié aux oreilles. De plus, le doublage anglais est excellent et donne notamment à notre héroïne un accent délicieusement british qui lui va comme un gant.

Esthétiquement, le jeu s’en sort à merveille en offrant nombre de décors mémorables. La bourgade de Vigrid exhale un charme certain et son architecture, tout en courbes, évoque celle du célèbre Parc Guell de Barcelone. D’autres lieux moins conventionnels et plus occultes offrent un dépaysement certain et nombre de panoramas oniriques. Le jeu se plaît également à jouer avec la gravité en permettant à Bayonetta de marcher sur les murs et de nous faire découvrir des décors déjà vus selon un angle différent, multipliant ainsi les folles idées de mise en scène. Les ennemis divins se présentent quant à eux sous une grande diversité de formes, parfois vraiment improbables. Ils ont cependant tous le point commun d’exploiter les symboles récurrents de la mystique judéo-chrétienne (auréoles, ailes, croix…) et de les mutiler en une parodie souvent peu flatteuse. Les anges les plus communs deviennent donc des hommes oiseaux presque dégénérés et les armées de la lumière semblent cacher une nature bien peu ragoûtante sous leurs apparences sacrées. Un travail sur le design qui s’accompagne d’un autre sur les références occultes : ainsi, les boss majeurs s’expriment en Enochien, une langue sensée être celle des anges et créée par l’occultiste anglais John Dee.

Et cet univers riche héberge bien des personnages hauts en couleurs. Si Bayonetta occupe sans conteste le haut de l’affiche, Platinum Games a travaillé son casting pour offrir au joueur de la diversité, les assistants de la sorcière noire en tête. Rodin est ainsi un barman badass aux liens plus que flous avec l’Enfer, marchand d’armes à ses heures, et Enzo est l’informateur obèse et vulgaire que Mère Nature n’a pas gâté à la naissance. Le premier a droit à de trop rares morceaux de bravoures et à nombre de répliques humoristiques bien senties qui font regretter de ne pas le voir participer plus activement à l’action. Le deuxième est quant à lui la victime désignée du jeu – et ce dernier n’hésite pas à s’acharner dessus, avant de le laisser complètement de côté. Dommage, d’autant plus qu’il forme avec Bayonetta un duo comique irrésistible.

Enzo est hélas remplacé progressivement dans ce rôle de souffre-douleur par Luka, un bellâtre séducteur et sans doute le personnage le plus fade du casting. Il a toutefois le bon goût d’être lié au passé nébuleux de la sorcière en latex noir. Vient se joindre à la joyeuse équipée la charmante Cereza qui nous apprend que certains japonais arrivent à créer des personnages enfantins touchants voire – ne le répétez pas – mignons. En somme, une vraie bouffée d’air frais au milieu de ces mouchards insupportables et braillards dont les Japonais semblent prendre un plaisir malsain à nous submerger dans leurs productions. De l’autre côté du spectre, la troublante Jeanne est l’inévitable rivale mystérieuse qui vient mettre des bâtons dans les roues de tout le monde avec la régularité invariable d’un coucou suisse. Ses ébouriffants talents au combat ressemblant étrangement à ceux de notre délicieux avatar, on ne doute pas que les deux belles partagent un passé commun qui se dévoilera au fil des quelques révélations du scénario. Une galerie de personnages qui tient donc souvent de la ménagerie de foire et dont les rencontres offrent souvent de belles scènes comiques et décalées.

Il est à la fois très facile et très difficile de conclure sur Bayonetta. Très facile parce qu’il s’agit certainement d’un BTA qui satisfera les amateurs du genre grâce à son gameplay et son exigence. Et très difficile parce que résumer le jeu, son univers, sa folie et son humour à cette seule dimension est affreusement réducteur. Bayonetta est une expérience ludique pour le moins intense, voire usante : les positions du soft sont tranchées et son délire totalement assumé. Malgré son apparente indécence et le public niche auquel le destine son genre, il se montre à la fois ouvert et accessible à (presque) tous : chacun peut tenter une plongée dans son univers halluciné. Et finalement, n’est-ce pas la marque d’un grand jeu que de savoir revendiquer sa différence tout en s’offrant avec générosité au plus grand nombre ? (En tout bien tout honneur, bien entendu…)

If you get in my way, I will, how the American put it? Oh yes. Bust a cap in yo’ ass.

Bayonetta dans un de ses nombreux accès d’élégance britannique

  1. Alala quel jeu que ce Bayonetta. Il m’avait plu à sa sortie sur PS3… et il m’a encore plus plu lorsque je l’ai redécouvert sur Xbox 360, Tout y est impeccable, que ce soit la technique, le rythme, les personnages, la bande son et la maniabilité. Tu lui rends d’ailleurs très bien hommage Hyades.
    Il n’y a plus qu’à espérer un Bayonetta 2, encore plus fort. *_*

  2. Plein de bons souvenirs sur ce jeu (sauf l’histoire 🙂 ) ! La durée de vie est très longue car c’est un réel plaisir de recommencer le jeu dans des modes de difficultés supérieur, alors que d’habitude je le fait très rarement. Le gameplay est parfait en tout point, c’est juste dommage qu’il ne soit pas complètement fluide sur ps3.

  3. Je pense le refaire incessamment sous peu sur 360. Tout comme Vanquish, ce sont des jeux qui se basent vraiment sur les sensations, et de temps en temps me prend l’envie de m’y replonger, juste pour le plaisir de toucher la bête:)

  4. Sylvain : C’est clair qu’en ce qui concerne l’histoire, on est plus dans le cadre d’un enchaînement de scènes fortes que dans la construction d’une trame cohérente (même s’il y a quand même des thèmes récurrents qui soutiennent l’ensemble). Maintenant, les scènes fortes en question sont si exagérées et les personnages si réussis que la narration ne manque quand même pas d’intérêt et se laisse suivre agréablement. C’est plus un festival de moments forts qu’une vraie histoire construite, mais je crois que c’était aussi l’intention de Platinum.

    Ced : Rassure-moi, « le plaisir de toucher la bête » n’a pas de double sens caché ^^ ?

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