Un angle d’approche de prime abord surprenant. A priori, Valkyrie Profile emprunte son univers à la mythologie nordique et c’est plutôt de ce côté-là qu’il faut chercher des références. Mais nos Valkyries déambulent dans un univers nordique sans la moindre contrée d’inspiration scandinave (Vikings, Danois ou Finnois), ce qui constitue un paradoxe étrange. En parallèle, le premier adjectif qui vient à l’esprit pour définir l’ambiance si particulière de Valkyrie Profile est tragique. Des morts, des sacrifices, des histoires d’amour contrariées (ou interdites)… Tant de thèmes que l’on case aujourd’hui dans le registre de la tragédie. Et à l’origine de ce terme qui a aujourd’hui un sens assez large, se trouve un genre littéraire bien particulier, la tragédie Grecque.
Cet article abordant des points précis des trois épisodes de la série Valkyrie Profile, il est bien sûr bourré de spoilers. A lire à vos risques et périls.
Dans le fond
L’origine du mot tragédie vient du grec tragoidia : de tragos, le bouc et aido, le chant. Le terme signifie donc littéralement chant du bouc. On suppose que le nom vient du sacrifice de l’animal à Dyonisos, dieu de l’alcool, de l’ivresse qui résulte de sa consommation, et plus généralement des excès en tous genres. Le bouc était un des animaux fétiches du dieu, qui était souvent accompagné de satyres. Un bouc faisait aussi souvent office de prix pour le vainqueur des concours de tragédies.
En effet, la tragédie a à la base un rôle religieux et social dans la société grecque antique. Lors des festivités dédiées à Dyonisos, il était de coutume d’organiser des concours tragiques entre plusieurs auteurs qui y présentaient leurs pièces. Le vainqueur avait notamment l’honneur de voir ses écrits passer à la postérité que les autres pièces étaient vouées à l’oubli, la société grecque de l’époque n’ayant pas un sens aigu de la préservation du patrimoine culturel. Ainsi, n’a survécu jusqu’à ce jour qu’une infime partie des œuvres de l’époque.
Les histoires présentées dans les tragédies sont issues de la mythologie. Il s’agit d’histoires dont les personnages connaissent un sort funeste : ces récits sont issus de cycles épiques ou d’histoires de familles maudites par les dieux. Des exemples encore bien connus aujourd’hui sont par exemple celui de la Guerre de Troie ou de la malédiction d’Œdipe.
Les histoires sont donc déjà bien connues du public. Il n’y a aucun suspense et l’intérêt du genre s’appuie sur d’autres mécaniques. Le spectateur se focalise davantage sur les personnages, leurs interactions et leurs morts que sur l’histoire dont il connaît déjà l’issue.
De la même manière, pour tous les joueurs familiers avec la mythologie nordique, l’histoire de Valkyrie Profile ne promet pas beaucoup de surprise dans son dénouement. Dès le début du jeu, le Ragnarok est en marche, annoncé par la tête de Mimir. Et à condition d’obtenir la fin A (sans équivoque la vraie fin du jeu), on obtient ce à quoi on s’attendait : la fin des dieux et l’apparition d’un nouveau monde après le conflit, mené par un nouveau créateur. Bien sûr, les détails diffèrent, mais Valkyrie Profile est un cas rarissime de RPG nippon qui suive aussi fidèlement un mythe, une légende ou un récit connu.
A la fin du Ragnarok dans la mythologie nordique, seuls deux humains et une poignée de dieux survivent à la catastrophe pour recréer le monde… Une situation mythologique très proche de la fin A de Valkyrie Profile.
Le terme einherjar suggère aussi tout de suite chez celui qui connaît la mythologie nordique que les personnages que le joueur recrutera mourront, Valkyrie Profile érigeant même la mort des personnages principaux en mécanique de jeu.
Valkyrie Profile use finalement du procédé hérité de la tragédie grecque dans le même but : nous faire nous intéresser aux personnages et à ce que leur mort, et la façon dont ils l’affrontent, révèle de leur existence. Certains détracteurs de Valkyrie Profile reprochent au jeu une absence de vrai scénario et une succession de saynètes tragiques sans réelle cohérence : c’est mal comprendre la démarche du jeu qui s’intéresse avant tout aux personnages. De la même manière, même si la Guerre de Troie a été un conflit épique, ce qui intéressait les tragédiens, c’était la mort d’Achille ou d’Hector, pas les armées grecques et troyennes qui s’affrontaient.
Dans la forme
La tragédie est une forme de théâtre mêlant danses, parties parlées, parties chantées et récitatifs accompagnés de musique… en somme, un ancêtre à la fois du ballet, du théâtre et de l’opéra.
Outre des problèmes de métrique et d’organisation d’une pièce tragique, la pièce tragique suit quelques règles bien précises. La tragédie est un genre théâtral, dont les histoires sont donc écrites pour être jouées sur scène. Dans la Grèce antique, tous les acteurs étaient des hommes et portaient des masques symbolisant le rôle qu’ils jouent. A l’origine, un seul acteur assurait même tous les rôles à la suite : ces conventions ont peu à peu été modifiées, mais les acteurs n’ont jamais été plus de trois sur scène.
Les masques utilisés dans le théâtre grecque sont des caricatures très expressives censées indiquer au spectateur le caractère et l’état d’esprit du personnage joué.
Valkyrie Profile présente dans la forme quelques analogies avec le théâtre. Ce qui choque quand on entre pour la première fois dans cet univers, ce sont les décors. Le début du jeu nous emmène des plaines aériennes d’Asgard jusqu’à la salle du trône d’Odin, dans des décors magnifiques. Mais cette beauté des décors se prolonge jusque dans Midgard, qu’il s’agisse de Crell Monferaigne, Dipan ou Flenceburg… Une telle majesté des environnements est en décalage complet avec la réalité des habitants de Midgard, faite de désespoir et de résignation.
De plus, un énorme travail de perspective sur les décors a été accompli. Par exemple, les murs des maisons de Crell Monferaigne ne sont pas verticaux : leurs arrêtes semblent converger vers un point céleste unique et donnent l’impression que la cité s’élance comme une flèche vers le ciel. L’architecture n’est pas réaliste mais a un sens et souligne le fanatisme religieux du régime en place, engagé dans de nombreuses croisades. De la même manière, la première fois que Lenneth et Freya foulent la terre de Midgard, la vue que leur offre la falaise dévoile un ciel surréaliste où les nuages, disposés de façon très peu naturelle, forme un point de fuite qui semble courber la ligne d’horizon, comme si l’œil des dieux était fixé sur la scène et les personnages. L’introduction de Valkyrie Profile 2 Silmeria offre d’ailleurs la même perspective quand Alicia fuit le château dans lequel elle était exilée. Les paysages de Midgard ont donc été travaillés comme des décors de théâtre (idéalisés et irréels) et insufflent au jeu une atmosphère bien particulière.
Les perspectives des décors de Dipan (à gauche) et des falaises de Midgard (à droite) sont travaillées comme celles de décors théâtraux.
Un autre point qui donne au jeu une dimension théâtrale est la vue utilisée. Valkyrie Profile, comme son nom l’indique, offre en permanence au joueur une vue de côté des événements. En fait, cette vue est exactement la même que celle que peut avoir un spectateur sur une scène de théâtre pendant les dialogues. Lors de certaines scènes, comme la première rencontre entre Lezard et Lenneth ou la discussion entre Lezard et Mystina, l’alliance de cette vue et du décor donne l’impression flagrante d’assister à la représentation d’une pièce. Cette évocation du théâtre est renforcée par la possibilité de faire apparaître le script de la scène en cours avec une pression simultanée de L1 et R1 sur la version PlayStation d’origine.
La rencontre entre Lenneth et Lezard Valeth est une scène qui représente bien l’aspect théâtral de la mise en scène du jeu.
Une autre particularité de la tragédie est la présence du chœur. Les changements de costumes de l’acteur liés aux changements de rôle provoquaient des instants de flottement sur scène. Ces entractes étaient comblés par le chœur, un groupe comptant jusqu’à 15 participants, qui chantaient d’une seule voix pour commenter l’action, présenter la situation, décrire comment un public idéal était censé réagir à la représentation… Le chœur assurait ainsi toutes les fonctions d’une voix off, avec emphase et en musique s’il vous plaît.
Le chœur de Valkyrie Profile est particulièrement présent dans la fin A, où il présente les principaux personnages, nous renseigne sur les enjeux du conflit et s’interroge sur ses causes…
Il existe une forme de narration qui exerce les mêmes fonctions qu’un chœur dans Valkyrie Profile. Il n’est pas rare lors du jeu qu’un écran noir apparaisse et qu’un texte blanc donne des précisions, commente l‘action ou précise les pensées d’un personnage. Lors de la fin A, ce texte ressemble ainsi à s’y méprendre à un chœur de tragédie grecque quand il commente avec emphase le début du Ragnarok.
La posture codifiée de la supplication dans la tragédie grecque : ici, Thétis suppliant Zeus.
La tragédie grecque était également si propice aux supplications par ses thèmes que la représentation de ces dernières sur scène était très précisément codifiée. Le suppliant était censé étreindre les genoux de celui qu’il implore en tendant la main vers son menton : une convention précise qui montre bien à quel point la supplication était un élément central et récurrent dans les tragédies.
La Concentration Spirituelle de Lenneth est un moment propice à la supplication dans Valkyrie Profile.
Bien sûr, les supplications sont récurrentes dans Valkyrie Profile et suivent elles aussi un modèle bien précis. Ainsi, la Concentration Spirituelle qui permet à Lenneth de repérer ses einherjar au moment de leur mort se présente toujours de la même manière et les suppliques des einherjar expriment le même désespoir intense face à un événement dévastateur que dans la tragédie. Un élément que l’on retrouve magnifié dans Covenant of the Plume chaque fois que Wylfred sacrifie l’un de ses compagnons à la Plume de la Destinée : le combat s’achève alors sur une scène d’adieux déchirants dans laquelle le personnage sent ses dernières forces l’abandonner inexorablement. Des passages qui permettent parfois aux personnages de révéler leur vrai visage et leur vraie valeur avant de mourir, comme c’est souvent le cas dans la tragédie, qu’ils laissent voir leur peur en suppliant les dieux de leur accorder un sursis ou au contraire qu’ils les maudissent une dernière fois avant de tirer leur révérence. Mais nous y reviendrons.