La notion de pacte, retranscrite par le terme anglais « covenant », semble porter bonheur aux séries de RPGs. Elle a offert aux Shadow Hearts un opus magistral et elle offre également à la série Valkyrie Profile un excellent troisième épisode, après le décevant cafouillage scénaristique qu’aura constitué Valkyrie Profile 2: Silmeria. Et c’est un jeu édité par Square-Enix qui n’est pas un Final Fantasy ! Comme quoi, un miracle n’arrive jamais seul.
Rarement jeu aura-t-il si mal porté son nom. Oubliez les valkyries, oubliez même la vue de profil. Désormais, le joueur suit (et préside à) la destinée d’un jeune humain nommé Wylfred et toute l’action se déroule en 3D isométrique, quand il ne s’agit pas d’assister à quelques conversations présentant en tout et pour tout un décor fixe, deux artworks et une boîte de dialogues. L’appellation Covenant of the Plume est par contre beaucoup plus juste et beaucoup plus instructive.
Pour éclaircir la nature de ce « pacte de la plume », il faut remonter au début de l’histoire qui nous est contée. Wylfred, notre héros, est un jeune homme qui a connu une existence pour le moins misérable : son père Thyodor meurt au combat et l’honneur que lui fait la valkyrie en l’acceptant comme einherjar ne console pas le chagrin de sa famille. Tout comme la plume laissée par la déesse sur le cadavre du disparu pour témoigner de ses hauts-faits n’empêche pas la veuve et les deux orphelins de tomber dans la misère. Wylfred voit donc sa sœur Elsie mourir de faim et sa mère Margot sombrer dans la folie. Elevé dans la haine de la valkyrie qui leur a tout pris et désirant plus que tout prendre sa revanche contre les dieux, Wylfred attend donc d’être en âge de prendre les armes et décide de quitter son village. Son but : errer sur les champs de batailles dans l’espoir de voir apparaître la déesse… et prendre sa vengeance en la frappant au cœur au moment où elle est le plus vulnérable, celui de sa macabre récolte.
Il devient donc mercenaire, accompagné par son ami d’enfance Ancel. Ce dernier, plus pragmatique que notre anti-héros, désire davantage amasser richesses qu’affronter une déesse de la guerre, ce qui peut se comprendre. Les deux jeunes gens se mettent donc au service du royaume d’Artolia pour défendre la contrée contre les incursions un peu trop pressantes des démons. La folle équipée prend toutefois fin très vite, lorsqu’un démon attaque Ancel par surprise et que Wylfred s’interpose. Le coup ne lui sera pas fatal, mais Hel, la reine du Niflheim, profitera du bref passage de l’âme de notre guerrier en herbe entre la vie et la mort pour lui proposer un échange de bons procédés : elle lui offrira le pouvoir de tuer la valkyrie et ce dernier lui apportera les ailes de la déesse sur un plateau pour qu’elle puisse refaire sa décoration murale.
Cependant, le pouvoir a un prix et Hel n’est pas du genre commode, comme on peut s’y attendre de la part de la reine des Enfers. Wylfred devra forger l’arme capable d’abattre la valkyrie en souillant sa plume dans le sang et les larmes de ses alliés les plus proches et de ses amis. Il s’en rendra compte peu de temps après son baptême du feu en utilisant la Plume de la Destinée sur Ancel lors d’un combat désespéré : ce dernier devient alors le temps d’un combat un guerrier quasiment invulnérable, mais Wylfred assiste impuissant à sa mort sitôt la bataille achevée. Il fuit alors le champ de bataille et rencontre Ailyth, une charmante jeune femme moitié servante dévouée et moitié tentatrice démoniaque, envoyée par Hel pour assister le jeune homme et l’encourager sur la « bonne » voie.
S’ensuit un Tactical-RPG particulièrement insistant quand il s’agit d’intégrer ses principales thématiques à son système de jeu. Et c’est là que réside la perversité du gameplay de Covenant of the Plume. A titre d’exemple, l’utilisation de la Plume est une tentation permanente. Son premier effet est de transformer un des membres de l’équipe en guerrier terrifiant : toutes ses statistiques seront multipliées par dix ! En pratique, cela signifie que si par miracle un ennemi arrivait à toucher ce personnage malgré son esquive (décuplée), il ne ferait que des dégâts minables compte tenu de sa défense (décuplée), dégâts qui n’auraient pas un profond impact sur ses points de vie (décuplés). Et bien sûr, ce cas de figure ne prend même pas en compte la puissance d’attaque (décuplée) de l’ « heureux » élu… Un combat est donc littéralement gagné au moment où Wylfred fait appel à la Plume.
Hel n’étant pas du genre à y aller avec le dos de la cuillère dans le registre de la tentation, chaque utilisation de la Plume a un autre effet sur Wylfred : elle lui fait gagner une compétence. Et on ne parle pas d’une capacité normale comme des talents aux premiers soins : les skills hérités des sacrifices à la Plume de la Destinée jouent dans une toute autre catégorie. Multiplier toutes les statistiques de l’utilisateur par deux. Paralyser / geler / empoisonner / maudire l’ensemble des ennemis du champ de bataille. Diviser par deux les HPs de toutes les unités d’une map. On parle là de talents qui donnent de manière fugace au joueur l’impression de contrôler un dieu descendu sur Midgard. Seul le coût prohibitif en AP de ces compétences et leur durée limitée à quelques tours limitent les abus… Mais Wylfred devient tout de même l’équivalent d’un char d’assaut inébranlable au bout de quelques sacrifices.
Bien sûr, l’utilisation de la Plume sur un allié a un petit inconvénient : le personnage meurt. Définitivement. Il faut donc savoir doser ses pulsions meurtrières sous peine de se retrouver seul face à une meute d’ennemis coriaces. Qui plus est, trop utiliser la Plume au cours d’un chapitre risque d’attirer l’attention des dieux qui viendront alors littéralement botter les fesses de notre hérétique en herbe, cette âpre défaite constituant un Game Over anticipé qui ne laissera même pas au joueur l’opportunité de faire un New Game +.
Et quand ce n’est pas Hel qui pousse le joueur au crime, c’est le niveau des joutes. Les mobs de Valkyrie Profile Covenant of the Plume ne sont pas à prendre à la légère… Vous aurez été prévenus : oubliez le duel chevaleresque à un contre un. Si l’ennemi survit à votre première attaque, il contre-attaquera. Et il contre-attaquera violemment. Puis d’autres ennemis s’approcheront et ils vous attaqueront en groupe, d’abord à deux, puis à trois, puis à quatre. Une conclusion logique s’impose : pour vaincre, le joueur est vivement encouragé à séparer un mouton du troupeau – aidé en cela par l’IA calamiteuse des ennemis qui vont seuls à l’abattoir avec un enthousiasme de lemming – et à s’acharner à quatre contre le fâcheux en espérant l’achever au premier assaut. Et c’est sans compter les divers bonus en matière de remplissage de la jauge de furie ou de pourcentages de loot obtenus en utilisant les Sièges, c’est à dire en encerclant l’ennemi sur deux, trois, voire les quatre directions ! En un mot comme en cent, le gameplay est une véritable ode à la lâcheté.
Les batailles restent jouables la plupart du temps, mais il suffit d’une configuration du champ de bataille difficile (des ennemis qui encerclent les personnages sans possibilité de se mettre à l’abri, par exemple) ou de la présence d’un boss qui balance ses furies à qui mieux mieux pour rendre le sacrifice très tentant. De plus, les pénibles missions de sauvetage qui exigent du joueur d’aller secourir un allié à l’intellect aussi limité que celui des ennemis avant qu’il ne se fasse écharper en beauté ont tendance à lui faire considérer la petite Cheripha (dont la compétence permet de paralyser tout les ennemis sur le champ de bataille) davantage comme de la chair à sacrifice que comme un compagnon d’armes. Et bien sûr, il existe ces batailles, heureusement rares, où se mêlent configuration du terrain difficile, boss à la gâchette facile et allié au QI d’huître pas fraîche à sauver. Si on a des scrupules à sacrifier ses amis, on peut alors commencer à pleurer.
Mais Hel n’encourage pas le joueur à avoir des scrupules. En effet, en échange de son aide à double tranchant, la reine des Enfers exige un peu de dévotion de la part de son élu. Wylfred devra démontrer cette dévotion par le biais du système de sin. Pour chaque bataille du scénario, ce dernier devra accumuler un certain nombre de « points de péché » pour satisfaire sa maîtresse. Pour ce faire, deux solutions : s’acharner sur ses ennemis au delà du seuil mortel de HP ou sacrifier un personnage avec la Plume. Hel est peut-être exigeante, mais elle n’est pas radine : satisfaire ses caprices accorde à Wylfred le droit de piocher dans les trésors du Niflheim. Plus la quantité de sin récoltée est importante et plus les récompenses obtenues sont intéressantes. Et en moissonnant le double du sin demandé, Wylfred récupère des armes capables de mettre à mal la difficulté globale du jeu. En revanche, décevoir Hel est une mauvaise idée : cette dernière risque fort d’envoyer des démons extrêmement puissants aux trousses de son favori lors de la prochaine bataille, une situation rendant quasi-obligatoire le sacrifice d’un allié. La récolte consciencieuse de sin est donc un élément central du gameplay qui peut malheureusement devenir rébarbatif à la longue.
Lâcheté, sacrifice humain, massacre… Le gameplay de Covenant of the Plume préfère refléter les aspects les plus sombres de la nature humaine. Il est toutefois difficile de déterminer quelle part de l’équilibrage étrange du système sert volontairement le propos cynique du jeu et quelle part provient de la longue expérience de tri-Ace en matière de gameplay totalement craqué. Car si le jeu paraîtra outrageusement difficile au noob, l’habitué des productions tri-Ace saura qu’il existe quelques finesses du système de jeu à surexploiter pour rendre le jeu bien plus abordable. La difficulté prétendue insurmontable du jeu n’est donc qu’une illusion qu’un peu d’expérimentation et de curiosité suffit à dissiper. Qui plus est, les mécaniques de jeu de ce Covenant of the Plume s’avèrent bien plus évidentes à comprendre que le moyen de voir la fin A de Valkyrie Profile Lenneth, les principes cryptiques de l’Item Creation de Star Ocean 3 ou les conditions de l’obtention de la Valkyrie Favor de Valkyrie Profile 2 : Silmeria. Malheureusement, le joueur pas encore initié à l’étrange équilibrage de la difficulté made-in tri-Ace risque de pester contre l’accessibilité du jeu. Tout dans le gameplay de ce Valkyrie Profile n’est toutefois pas à jeter, loin s’en faut. Le jeu aura sans doute du mal à convaincre les habitués du T-RPG, genre dont il emprunte l’essentiel des codes, mais il a ses propres atouts.
Tout d’abord, la fluidité : le temps perdu dans les menus pour les phases de déplacement et d’action est un des éléments classiques du T-RPG propre à hacher l’action. Ici, il suffit de cliquer sur un personnage pour le faire bouger directement et un menu très intuitif à base d’icônes s’ouvre automatiquement dès que le déplacement est achevé. On y perd au niveau des possibilités stratégiques, mais on y gagne un confort de jeu bien supérieur. Qui plus est, le jeu reprend la formule traditionnelle de la série au moment de l’attaque : si un personnage attaque un ennemi, il entraîne le début d’un combo impliquant tous les personnages à portée d’arme. Il s’ensuit une scène de combat quasi-identique à celle des anciens Valkyrie Profile : un bouton par personnage, des coups à enchaîner en combo, des Soul Crush (furies) en pagaille… Bref, un système très dynamique et pêchu qui se mêle à merveille avec le RPG tactique et qui implique le joueur à chaque échange de coups. Assurément un des grands points forts du jeu.
Mais la saga Valkyrie Profile, c’est avant tout une ambiance délétère tout en morts tragiques et en désespoir poisseux. Et si l’opus PS2 a vogué vers d’autres horizons autrement moins courageux et beaucoup plus hallucinés, Covenant of the Plume revient heureusement aux origines de la série. Bien sûr, l’utilisation de la Plume de la Destinée contribue à cette atmosphère morbide : chaque sacrifice donne lieu en fin de combat à une scène poignante où notre victime se rend compte avec horreur qu’elle ne survivra pas. Mais même en se passant de la Plume, l’humeur n’est pas au beau fixe. Midgard regorge d’individus retors prêts à s’entretuer pour diverses raisons. Aucun personnage n’est idéalisé, et il n’est pas rare que la plus plaisante des façades ne dissimule en réalité un lâche, un traître, un hypocrite, un psychopathe… voire tout cela à la fois. Le jeu semble en effet prendre un malin plaisir à offrir à Wylfred des compagnons de route tous plus détestables les uns que les autres pour ôter au joueur tout scrupule au moment du sacrifice. Et pourtant, malgré tous leurs défauts, les personnages sauront presque tous à un moment ou à un autre (le plus souvent à l’instant de leur mort) susciter la sympathie du joueur. Le jeu nous offre des personnages profondément humains, certainement pas parfaits, mais pas irrécupérables non plus, qui (re)donnent au monde de Midgard cette touche de tragédie qu’il n’aurait jamais du laisser de côté.
D’ailleurs, le scénario et sa construction un peu particulière vont dans ce sens. Divisé en six chapitres précédés d’un prologue, il offre une trame totalement modulable par le joueur. En effet, en dehors du prologue et du premier chapitre qui forment une introduction unique à l’histoire, chaque chapitre existe en trois versions différentes qui présentent les mêmes événements (ou des événements très proches) selon des points de vue parfois totalement opposés. L’allié que l’on recrute dans le deuxième chapitre d’une première partie peut donc être l’ennemi mortel dont l’on doit se débarrasser lors d’une deuxième partie. Chaque chapitre se concentre donc sur une poignée de personnages communs dont les relations complexes sont explorées à mesure que l’on découvre ses différentes versions, ce qui confère au jeu une très grande rejouabilité et justifie pleinement la courte durée de vie – un grand maximum d’une quinzaine d’heures – de la trame principale. L’histoire de Covenant of the Plume s’apprécie donc sur la longueur, à mesure que le joueur découvre les différentes facettes du scénario.
En outre, si la version du deuxième chapitre obtenue ne dépend que du choix d’une destination sur la carte, les chapitres suivants s’articulent en trois voies scénaristiques qui dépendent de l’assiduité que met Wylfred à utiliser la Plume et qui illustrent la corruption progressive du jeune homme – ou sa persistance à se passer du cadeau empoisonné de Hel. Ainsi, si le joueur parvient à se passer de sacrifices, Wylfred cherchera la rédemption pour la mort d’Ancel. Par contre, si la Plume est utilisée à tire-larigot, le jeune homme deviendra progressivement obsédé par sa vengeance et sera finalement prêt à tout pour l’assouvir. Ainsi, l’ambiance des événements peut changer profondément en fonction des choix de Wylfred. Toutefois, même la Voie A – la plus optimiste – réserve son lot de morts, de tragédies et d’amertume. Et si, comme tout T-RPG qui se respecte, Covenant of the Plume reprend les thèmes de la révolte paysanne et de la guerre de succession, en bon Valkyrie Profile, c’est avant tout les personnages que le jeu met au centre du drame.
L’histoire est d’ailleurs mise en scène dans un anglais irréprochable et très littéraire, dans la tradition des meilleures adaptations de Square Enix sur consoles portables – comme celles des versions PSP de Final Fantasy Tactics et de Tactics Ogre à titre d’exemples. Toutefois, cet effort considérable ne parvient pas à masquer le fait que le jeu n’a été localisé qu’à moitié ; ainsi, tous les doublages des personnages en dehors des combats sont tout simplement passés à la trappe, faisant perdre au jeu une bonne partie de son intensité dramatique. Reste la bande-son, composée pour sa majorité de piste du Valkyrie Profile originel et, rarement, de très bonnes pistes originales. A défaut d’avoir créé une OST qui mérite vraiment son titre d’Original SoundTrack, Motoi Sakuraba mêle le neuf et l’ancien de manière efficace et instaure une ambiance. Et ce, même si la qualité limitée du rendu sonore de la DS ne permet pas au joueur de profiter pleinement de toutes les finesses de la bande-son.
Enfin, le point qui fâche, la réalisation. Autant le dire tout net, c’est de la DS. C’est donc extrêmement limité, surtout pour rendre Midgard dans toute la splendeur dépressive à laquelle les épisodes Lenneth et Silmeria nous avaient habitués. A l’exception des artworks des personnages (qui semblent toutefois moins marquants que ceux des précédents opus), le jeu est donc des plus pauvres et il faudra un certain travail d’imagination de la part du joueur pour que celui-ci se replonge vraiment dans l’univers de Valkyrie Profile. C’est loin d’être hideux, bien sûr, mais des Soul Crush en 2D du pauvre et des champs de bataille en 3D isométrique choquent l’habitué de la série. Le jeu a clairement été développé à moindre coût et, malheureusement, cela se voit.
Avant de conclure, un dernier point sur la replay-value énorme du jeu. Si boucler le jeu une première fois ne prendra pas plus de 15 heures, le joueur n’aura vu qu’environ un tiers de l’histoire à l’issue de sa partie. Il pourra dès lors laisser le jeu de côté, ou découvrir sa vraie richesse en expérimentant d’autres chapitres grâce à un New Game + qui lui permet de garder ses objets (dont l’équipement de fin de jeu) et ses skills (dont ceux hérités de la Plume de la Destinée). Covenant of the Plume a de plus pour lui un aspect réellement addictif. Et ce n’est pas le Seraphic Gate extrêmement drôle qui se débloque quand toutes les fins sont découvertes qui arrange les choses…
Valkyrie Profile Covenant of the Plume est un grand jeu. Mais c’est un grand jeu en petite forme, tant l’aspect technique régressif et le travail de localisation scandaleusement incomplet contribuent à faire d’un soft potentiellement grandiose une production de deuxième zone. Bref, Square Enix prouve une fois de plus qu’il manque quelque peu de courage en exploitant jusqu’à la mort ses vieilles carnes plutôt que d’élever comme il se doit de la graine de champion. Mais malgré toutes ces déceptions, ce Valkyrie Profile à la sauce portable n’en reste pas moins un jeu à l’originalité, à la fraîcheur et à la saveur plus que séduisantes. Un jeu particulièrement bienvenu à une époque où les alarmistes de tout poil sont si enclins à reprocher au RPG nippon de tourner irrémédiablement en rond.