Shadow Hearts et Mythe de Cthulhu

Vicious 1915

Grimoire, mon beau grimoire…

Le Mythe de Cthulhu est aussi une saga dans laquelle les livres regorgeant de savoirs interdits ont une place centrale. Le plus célèbre de ces livres est bien sûr le Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Alhzared (une référence aux Mille et une nuits) repris par la suite dans le film Evil Dead (entre autres). L’exemplaire du livre qui se trouverait dans la fameuse Université de Miskatonic (à Arkham) est d’ailleurs un ressort scénaristique souvent utilisé par Lovecraft pour amener les personnages vivant près de Boston à se documenter sur le Mythe et à découvrir d’effroyables vérités.

Mais Lovecraft a également inventé d’autres livres récurrents comme les Manuscrits pnakotiques ou le Texte de R’Lyeh… De nombreux livres inventés par les amis de Lovecraft reviennent d’ailleurs souvent dans les bibliothèques impies des nouvelles du Mythe : Robert E. Howard (le père de Conan) lui a fourni l’Unaussprechliche Kulten, Robert Bloch le De Vermiis Mysteris (repris notamment dans le film Hellboy), August Derleth le Culte des Goules (censé être écrit par un aristocrate français, le Comte d’Erlette) et ainsi de suite… Bien sûr, la découverte de ses livres fait basculer le lecteur dans la folie alors qu’il découvre peu à peu la véritable et terrifiante nature du monde et les sorciers du Mythe de Cthulhu puisent leur science impie des rituels de ces ouvrages.

Une vision du Necronomicon (avec tentacule)

D’ailleurs, par souci de réalisme, Lovecraft se plaisait à mêler dans les bibliothèques de ses nouvelles ces livres inventés et de véritables ouvrages d’occultiste. Par exemple, dans L’Affaire Charles Dexter Ward, la bibliothèque du sorcier Curwen contient le Zohar, un traité de référence portant sur la Kabbale, et le Thesaurus Chemicus de Roger Bacon, un personnage historique présent dans chaque épisode de Shadow Hearts. Cette démarche a d’ailleurs souvent poussé des lecteurs de Lovecraft à chercher un Necronomicon qu’ils croyaient réel. Lovecraft a même écrit dans une lettre à un de ses lecteurs qui pensait avoir acquis une version du tome interdit : « Je me sens un peu coupable à chaque fois que j’apprends que quelqu’un a perdu son temps à chercher le Necronomicon dans les bibliothèques publiques ».

L’univers des Shadow Hearts dispose aussi de son grimoire de référence, le Manuscrit de l’Emigré, une référence mystique contenant des secrets permettant de faire revenir les morts à la vie. Il s’agit d’une retranscription des secrets des fomori, des créatures occultes du folklore celte, qui usaient d’un chaudron dans lequel ils plongeaient les corps des morts pour en faire les esclaves de leurs cités englouties. Il s’agit là d’une référence directe à la mythologie celte qui mentionne l’existence d’un chaudron capable de faire revenir les morts à la vie. Ce manuscrit fut recopié au Moyen Age par Roger Bacon dans l’univers des jeux. On retrouve d’ailleurs ici un trait typique des récits de Lovecraft dans lesquels les livres du Mythe connaissaient de nombreuses éditions en différentes langues, plus ou moins expurgés de leurs secrets les plus noirs au fil du temps. Le livre de référence de l’univers de Lovecraft a ainsi connu quatre incarnations : l’Al Azif de base en Arabe, le Necronomicon en Grec, celui en Latin et le dernier en Anglais.

Ce Manuscrit de l’Emigré est présent dans chaque opus de la saga et il catalyse souvent les drames qui s’y jouent. C’est le cas dans Koudelka où le propriétaire de l’abbaye de Nemeton tente de faire revivre sa femme, accomplissant sacrifice humain après sacrifice humain et peuplant les lieux des cadavres réanimés de ses victimes. Dans Shadow Hearts, les personnages sont confrontés à un médecin au complexe d’Œdipe très prononcé qui cherche à ressusciter sa mère en sacrifiant des orphelins pour accomplir le rituel de l’Emigré. Et le rôle du grimoire dans Covenant ou From the New World est impossible à développer sans ruiner les scénarios des jeux.

Le Manuscrit de l’Emigré

Shadow Hearts offre également une référence directe au Mythe en mettant en scène l’émergence de Neameeto, le dernier donjon du jeu, quand il est invoqué par une incantation du Codex de Luriae – mieux retranscrit du Japonais dans Covenant par « Texte de R’Lyeh« . Ce livre, déjà mentionné plus haut, fut inventé par Lovecraft dans son œuvre et fait référence à R’Lyeh, la cité engloutie sous la mer dans laquelle le dieu Cthulhu est en sommeil depuis des millénaires. La scène de l’émergence du dernier donjon de Shadow Hearts, englouti au large de Nemeton depuis des siècles, résonne comme un hommage direct au Mythe.

L’importance des sorciers dans la série est également très importante. Dans Shadow Hearts, le groupe est confronté à deux sorciers à la puissance et à l’influence considérable alors que dans Covenant, ils sont aux prises avec Raspoutine lui-même, à sa société secrète du nom de Sapientes Gladio, puis à un gouvernement japonais qui mène des recherches douteuses sur les phénomènes occultes. Le système de magie du deuxième épisode emprunte d’ailleurs sa forme aux Clavicules du Roi Salomon, un grimoire d’occultisme bien réel. Dans From the New World, c’est la présence du Professeur Gilbert, un savant fou qui étudie les phénomènes paranormaux… à l’Université d’Arkham, qui va dans ce sens. La véritable cause des événements du jeu, dévoilée à la fin de l’intrigue, est d’ailleurs d’ordre totalement occulte.

Galerie de sales gueules

Lovecraft opposait ses personnages à un bestiaire réellement monstrueux et ne se contentait pas des créatures de fantasy qui inspirent haine et dégoût simplement à cause de leur mode de vie ou de leur laideur. Les monstres de Lovecraft sont plus que cela : la simple vue de ces abominations remet en cause tout ce que le personnage croit être vrai et dévaste sa santé mentale. Ils sont inconcevables pour un esprit humain et leur existence est une impossibilité dans un monde rationnel. La folie naît alors quand le personnage tente de refouler le souvenir de la rencontre… ou pire, quand il doit changer sa vision du monde pour y inclure l’existence de ce surnaturel si dérangeant.

Le genre d’abominations que l’on peut côtoyer dans les Shadow Hearts (et c’est encore pire avec l’animation et le son)

Lovecraft ne décrit ces monstres que tardivement dans le récit et les met en scène au terme d’une longue série de suggestions : le monstre n’est aperçu au détour d’une ombre qu’après avoir laissé de multiples indices de son horreur au personnage. Quant aux Grands Anciens et aux Dieux Extérieurs, les dieux monstrueux qui rêvent de revenir sur Terre, ils sont surtout présents par le biais des cultes qui tentent de les aider à revenir, toujours composés d’humains pervers et dégénérés.

La simple description ne suffit pas à rendre toute l’horreur de ces créatures et force Lovecraft à rarement les présenter directement. Par contre, lors de la confrontation finale du personnage avec la créature, Lovecraft abuse d’un nombre d’adjectifs impressionnant pour décrire l’horreur que cette dernière inspire… Indicible, blasphématoire, impie, grotesque, infecte, sinistre, insondable, cyclopéenne… Bien que peu loquace quand il s’agit de décrire la créature, Lovecraft est intarissable quand il s’agit d’évoquer l’horreur qu’elle engendre, à tel point que ces adjectifs deviennent une marque de fabrique, voire une caricature de son style. Quand il offre une description à ses lecteurs, la créature est un amas de chair palpitant et incohérent, exhalant la puanteur d’un charnier et d’où émerge nombre de tentacules, d’yeux et d’appendices rudimentaires.

Un Sombre Rejeton de Shub-Niggurath. Ceux qui ont fini Koudelka reconnaîtront peut-être un des boss.

La série des Shadow Hearts adopte le même principe en nous proposant un des bestiaires les plus écœurants que l’on puisse croiser dans un RPG nippon. Malgré quelques très rares créatures délirantes dans les derniers épisodes de la saga, les monstres provoquent le dégoût. Véritables aberrations dont l’anatomie n’est comparable à rien de connu par l’être humain, les monstres proposés oscillent entre le sac de chair flasque à la peau blafarde surmonté par un buste démesuré de nourrisson et le cadavre qui marche sur les mains et tente d’empaler nos héros avec un pieu sur lequel est fiché un cerveau humain. Les gens de chez Sacnoth/Nautilus semblent avoir une imagination maladive quand il s’agit de créer des monstres.

Il arrive même à la saga d’emprunter directement son bestiaire à l’œuvre de Lovecraft. Dans Koudelka, on croise deux boss issus du Mythe de Cthulhu, un Sombre Rejeton de Shub-Niggurath et un Gug. Shadow Hearts met en scène un chien écorché du nom de Tindalos, en référence aux Chiens de Tindalos créés par Frank Belknap Long, un ami écrivain de Lovecraft, dans une nouvelle rattachée au Mythe alors que From the New World regorge de monstres dont les noms évoquent le Mythe, même si leurs apparences n’y sont que moyennement fidèles. Des noms qui ont toutefois été très mal adaptés dans la traduction anglaise, ce qui ne rend pas les références très évidentes à deviner : on retrouve pêle-mêle des Byarkis (Byakhees), des Gagus (Gugs), des Igornaks (Y’gonolac), des Bokrugs (une des rares transcriptions fidèles), des Lens (des ennemis en forme d’araignée en référence aux araignées du Plateau de Leng), Jeb Niglas (Shub-Niggurath), Deep One (un Profond, de la race des habitants de R’Lyeh), des Xantaks (Shantaks), des Ghatanothoa (traduits fidèlement), des Tindaros (des ennemis canins en référence aux chiens de Tindalos, bien sûr)…

Lovecraft tel qu’il apparaît dans From the New World

D’ailleurs, le Pit Fight de From the New World est tenu par un Lovecraft qui ressemble toutefois davantage à Dali à l’écran. Ce dernier invoque les monstres en les matérialisant à partir de son imagination. Et il a même élu domicile à l’Université d’Arkham (la fameuse Université de Miskatonic), la ville imaginée par l’auteur et située aux alentours de Boston, ville imaginaire qui sert d’ailleurs de cadre à la plupart des nouvelles du Mythe de Cthulhu. Nautilus fera même de Lovecraft le personnage qui confiera aux personnages la magie la plus puissante du jeu, si le joueur parvient à remplir tous les interstices de douze plaques représentant les constellations du Zodiaque. Une référence à la passion de Lovecraft pour l’astronomie qui lui a inspiré le principe du retour des Grands Anciens « quand les étoiles seront propices ».

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  1. Excellent article, et superbe hommage à la série des Shadow Hearts. Merci 🙂

    Juste une précision, les « bibles » de 1000 pages regroupant l’œuvre de Lovecraft est fait de pages ultra fines, ce qui est assez désagréable à lire.

    1. Merci ^^. La série des Shadow Hearts, c’est un peu mes BGE personnels et je suis content que cet hommage t’ait plu. J’ai encore quelques petits trucs en réserves, mais ils commencent à dater et il va falloir du boulot pour en tirer quelque chose de correct.

      Sinon, pareil que toi, j’aime moyennement le papier de soie hyper-fin : c’est peut-être très beau, mais je trouve ça moyennement pratique à la lecture (comme le papier glacé qui garde de grosses traces de doigts, assez fréquent dans le milieu du JdR). Mais bon, il paraît que c’est la marque d’un bouquin de prestige ^^. (La collection Bouquins en question est d’ailleurs assez souvent assimilé à la « Pléïade du pauvre ».)

      Maintenant, c’est à ma connaissance l’anthologie la plus exhaustive de l’œuvre de Lovecraft et la plus représentative de ceux de ses contemporains qu’il a inspirés, avec en plus une sacrée recherche qui aide à remettre en perspective le vécu de l’écrivain, ce qui n’est pas inintéressant quand on voit à quel point certains aspects les plus sombres de sa personnalité ont pu imprégner ses livres.

      1. Ah oui cette édition est plus que complète je dis pas le contraire ! J’ai pas mal de bouquins de lui, de recueils divers et variés mais du coup c’est un peu le foutoir 🙂 … Alors que tout avoir en trois bouquins, c’est plus pratique (même si pénible à lire avec le papier fin :p )

        Bref vivement la suite des réflexions sur Shadow Hearts alors 😀 (t’en a trop dit, ou pas assez)

  2. Ca va venir, mais pas tout de suite ^^. Juste pour teaser, on va dire que l’autre article abordera plus profondément certaines références historiques, culturelles et occultes des premiers épisodes. Un article qui essaye de mettre en valeur le côté « chasse aux secrets » des SH qui fait qu’on découvre progressivement au détour d’une visite sur Wikipedia ou ailleurs que TOUT dans ces jeux (ou presque) fait référence à quelque chose.

    Mais bon, pas tout de suite =p .

  3. Très bon article, intéressant et très complet. Bien que je connaissais Koudelka, je dois bien dire que je suis passée complètement à côté Shadow Hearts à l’époque. Et quand j’ai appris leur existence, eh bien, c’était un peu tard, les prix étaient déjà énormes (pour le premier SH et Covenant tout particulièrement). Mais je désespère pas, j’arriverai bien à y jouer un jour ^^

      1. Bah le trois reste sympa mais est à des années-lumière des deux premiers niveau profondeur. Il faut croire qu’avec le décor qui est passé de l’Europe et de l’Asie à l’Amérique, tout ça s’est accompagné de pas mal d’édulcoration ^^. Par contre, niveau gameplay ça reste l’aboutissement de la série et le scénario reste sympa et décolle pas mal sur la fin (même s’il vaut mieux accrocher à l’humour déjanté de la série). Et puis il a le mérite de se trouver pas trop cher si on veut essayer un échantillon (assez terne par contre) de la série.

        Ensuite les deux premiers, comme dit plus haut, il s’agit de mes deux BGE. Et je ne dis pas ça à la légère : si je devais faire un top des meilleurs JV, je mettrais Shadow Hearts et Covenant en première place ex-aequo. Donc quitte à faire mon fanboy, je pourrais même dire que peu importe les prix, ça le vaut bien =p .

        Et Koudelka, j’ai aussi eu la folie de le faire. L’ambiance, les personnages et le scénario déchirent, mais le gameplay, quelle catastrophe ^^ ! Quand je lis certains dire que tel gameplay est pourri juste parce qu’il est un peu basique, je me dis qu’ils n’ont pas du essayer Koudelka et qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un vrai gameplay foiré…

  4. Ouais, justement Koudelka, je le connais puisque je l’ai chez moi. Je ne l’ai jamais fini d’ailleurs. C’est dommage car l’idée de départ était franchement énorme mais comme tu dis, le gameplay est franchement foiré au point que ça en vient te gâcher l’expérience. Ce qui est dommage car si on met de côté certains aspects techniques (même un écran de combat d’un rpg SNES semblait moins vide), l’ambiance, le scénario, les influences, le ressenti que le joueur a de tout ça est vraiment très bon. Mais ce gameplay basique et bancal est vraiment horripilant à tel point qu’il finit par faire lâcher prise et ce, même avec toute la bonne volonté du monde. D’ailleurs, ce qui m’a surpris avec Koudelka, c’était sa durée de vie. Pourquoi ont-ils fait tenir le jeu sur 4 cds alors qu’en 8 heures, j’avais déjà bouclé les deux premiers (et en prenant mon temps en plus). Après, je n’ai pas été plus loin dans le jeu jusqu’à maintenant mais je doute que les deux autres soient plus longs.

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