Shadow Hearts et Mythe de Cthulhu

Great Ghost Dance

Lieux obscurs et ruines cyclopéennes

Lovecraft était également intéressé par l’architecture, notamment celle des maisons coloniales des alentours de Boston. D’ailleurs, alors qu’il s’efforçait de rendre fidèlement le décor de l’action dans le cadre de ses nouvelles, l’auteur prenait rarement la peine de décrire ses personnages. Cet intérêt semble d’ailleurs davantage lié au côté historique qu’à l’aspect esthétique des lieux : Lovecraft s’intéressait au passé d’une bâtisse, aux histoires (grandes et petites) de ses habitants et à l’atmosphère qui y régnait.

La vision classique de R’Lyeh, avec Cthulhu s’éveillant de son sommeil millénaire

Les autres nouvelles de Lovecraft prennent place dans des lieux lointains, sanctuaires oubliés ou cités mortuaires des Grands Anciens, que les personnages découvrent bien malgré eux. Ainsi, la cité engloutie de R’Lyeh, décrite par Lovecraft comme une « Babylone bâtie par des démons » selon une géométrie non-euclidienne, revient à la surface dans L’Appel de Cthulhu. D’autres cités aquatiques du même type, habités par des Profonds, des créatures moitié hommes et moitié poissons, ont été construites au large des côtes il y a bien longtemps, et les hommes sont totalement ignorants de leur présence. Dans Les Montagnes Hallucinées, une équipe de chercheurs de l’Université de Miskatonic découvrent une cité pas tout à fait abandonnée dans l’Antarctique et dont la symétrie basée sur le chiffre cinq ne ressemble à rien de connu. Et les autres contributeurs au Mythe ne sont pas en reste : ainsi les Chtoniens, des vers d’une taille monstrueuse créés par Brian Lumley dans Le Rempart de Béton, habitent une mystérieuse cité souterraine du nom de G’harne, située en Afrique.

La tour du Lac de sel d’Uyuni, une autre des ruines de la série qui pour une fois évoque plus l’émerveillement que l’horreur

Ces ruines étranges et inquiétantes apparaissent aussi en nombre dans l’œuvre de Sacnoth / Nautilus. L’abbaye de Nemeton, cadre de Koudelka, révélera aussi bien d’autres secrets dans Shadow Hearts et Covenant. D’ailleurs, dans le premier, Roger Bacon révèle aux personnages que la Terre est couverte de ruines anciennes construites bien avant que les civilisations actuelles n’apparaissent. A en juger par la nature profondément étrangères des âmes évoquées par Alice sous l’abbaye, il ne serait pas étonnant que toutes ces ruines n’aient pas été construites par des mains humaines. Neameeto, la citadelle engloutie au large de Nemeton, évoque bien sûr R’Lyeh. Son rôle qui consiste à attirer une créature extraterrestre incompréhensible et à la puissance phénoménale que le jeu n’hésite pas à qualifier de Dieu Extérieur et son surnom de « Château des Dieux Fous » suggèrent une création inhumaine. C’est aussi le cas de la Flamme d’Idar, la forteresse d’Asmodée dans Covenant ou de la Porte qui ouvre sur un monde à l’aspect étrange et malsain dans From the New World.

Le Machu Picchu tel qu’il est vu dans From the New World

Même les bâtiments réels prennent dans la série une grande importance occulte et semblent faire référence à la passion de Lovecraft pour le passé. C’est ainsi le cas des Maisons de Poupée présentes dans chaque incarnation de la série, ainsi que de nombreux hôpitaux psychiatriques, châteaux abandonnés et demeures maudites, qui semblent renfermer autant de secrets malsains que la demeure ancestrale d’un Curwen ou d’un Whateley. La série offre également au joueur de visiter des ruines bien connues, comme Chichen Itza ou le Machu Picchu dans From the New World, ruines qui offrent aussi l’occasion d’accéder à des salles imaginaires renfermant des surprises souvent peu engageantes.

Héros monstrueux

Une des nouvelles les plus célèbres de Lovecraft, Le Cauchemar d’Innsmouth, ajoute à l’horreur toute extérieure du Mythe un nouveau type d’horreur, intérieure et insidieuse. Le cadre de la nouvelle est la ville d’Innsmouth, une ville de pêcheurs en ruine à proximité de Boston. Le narrateur s’y rend et découvre que l’un des anciens patriarches de la ville a passé un contrat avec des Profonds : en échange d’or, ces derniers pourraient s’accoupler avec des habitantes de la ville pour se reproduire.

L’essentiel de la nouvelle tourne autour de la découverte de la population de la ville, des hybrides qui paraissent humains mais qui présentent le « masque d’Innsmouth », une altération des traits du visage qui les rendent repoussants aux yeux des humains normaux. Le narrateur est pourchassé par les habitants et, une fois échappé d’Innsmouth, il se rend compte que lui-même porte le masque d’Innsmouth et qu’une partie de ses ancêtres venait de la ville maudite. Il réalise avec horreur qu’il est un monstre. Ce thème est abordé d’autres fois par d’autres auteurs dans le cadre du Mythe de Cthulhu, notamment dans les nouvelles Ceux des Profondeurs et La Cité Sœur.

La transformation graduelle d’un hybride homme/Profond en créature des profondeurs. Les stades intermédiaires, le fameux « masque d’Innsmouth », sont peu ragoûtants.

Les Shadow Hearts mettent également en scène nombre de personnages paraissant au premier abord tout à fait humains, mais dont les pouvoirs sont hérités de sources mystérieuses et inquiétantes. Et dans la plupart des cas, ces pouvoirs transforment la vie du personnage en enfer. Koudelka apparaît dans le jeu éponyme comme une sorcière possédée par des pouvoirs démoniaques lui permettant d’entendre les voix des morts. Cette particularité a vite éveillé la méfiance et la haine des gitans avec lesquels elle vivait : ils l’ont donc exilée, la forçant à recourir à toutes sortes de moyens sordides pour survivre dans la société très élitiste de l’Angleterre victorienne. Et ce sont ces pouvoirs qui lui vaudront d’être pourchassée par un sorcier extrêmement puissant et d’être enfermée dans un asile psychiatrique aux allures d’enfer sur Terre.

Yuri, le héros le plus emblématique de la série, dispose également de pouvoirs qui ne lui rendent pas la vie facile. Dès le premier Shadow Hearts, il entend la voix désincarnée de Koudelka, voix qu’il est le seul à entendre et qui le perturbe au plus haut point. En outre, il accepte mal ses pouvoirs de métamorphose dont l’émergence est liée à une expérience traumatisante de sa jeunesse. Et il doit faire des efforts constants pour que sa personnalité ne se dissolve pas dans la rancœur accumulée des monstres qu’il vainc, rancœur dont il doit se servir pour alimenter ses métamorphoses. Yuri finira toutefois par affronter ses souvenirs douloureux, ce qui le mènera à accepter ses pouvoirs. Mais dans Covenant, une société occulte qui considère ces pouvoirs comme une menace tentera de le détruire en le frappant d’une malédiction qui dévore peu à peu son âme.

Dans Shadow Hearts, Alice Elliot est elle aussi marquée par un pouvoir, de nature divine celui-ci. A cause de lui, elle sera elle aussi la proie de sorciers très puissants qui cherchent à alimenter leurs rituels en utilisant son don. Elle perdra même son père qui mourra en tentant de la protéger. Halley Brancket, le fils de Koudelka que les personnages croisent vers la fin du jeu, a hérité des pouvoirs de sa mère et en perd occasionnellement le contrôle. Dans Covenant, Raspoutine a acquis de grands pouvoirs en échange d’un pacte avec Asmodée, mais finira par voir son âme dévorée par le démon qui utilisera dès lors son corps pour s’incarner sur Terre. Quant à Johnny, le héros de From the New World, ses pouvoirs cachent un sinistre passé qui ne sera dévoilé qu’à la conclusion de la trame.

Les fusions de Yuri oscillent entre divin (Dark Seraphim en haut, un esprit présenté comme étant aussi puissant qu’un dieu) et démoniaque (Amon en bas, un démon majeur issu de la Goétie). Difficile de rester soi-même dans ces conditions…

Ces pouvoirs s’illustrent parfois dans le cadre d’une fonction religieuse ou mystique. C’est le cas du clan Inugami dans Covenant, dont chaque membre hérite d’un lien avec un kami japonais dont il peut prendre la forme. C’est aussi le cas de Shania, la chamane de From the New World qui héberge les esprits du ciel, de la terre, de la mer et du soleil dans son corps et qui tirent de nombreux pouvoirs de ces pactes. Mais même dans ces cas de figure, le pouvoir n’est pas sans risque. Kurando Inugami ne recevra sa dernière transformation qu’au terme d’un combat contre sa mère dans lequel il risque sa vie. Et Shania perd un peu de son identité à chaque fois qu’elle reçoit la bénédiction d’un nouvel esprit (esprit qu’elle devra vaincre seule au préalable).

Et les pouvoirs de métamorphose des personnages, quels que soient leur nature ou leur origine, ne sont jamais quelque chose de normal. La métamorphose est une expérience pénible et perturbante pour le personnage : après tout, quelque chose d’ »autre » cohabite avec son esprit, cherchant à dominer son corps. En combat, les pouvoirs de fusion font donc perdre énormément de Santé Mentale à leurs utilisateurs, les formes les plus puissantes étant évidemment les plus coûteuses à contrôler.

En plus de ses références multiples à l’œuvre de Lovecraft, la série Shadow Hearts propose bien d’autres inspirations et pistes de réflexion. Sa relecture de l’histoire de notre monde, son fort message politique ou ses références à un patrimoine occulte bien réel sont autant d’éléments qui prouvent la grande richesse de la saga de Sacnoth / Nautilus. Et ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet de cet article peuvent bien sûr se plonger dans la lecture des nouvelles de Lovecraft. Ce dernier est l’un des maîtres fondateurs de l’horreur moderne et son œuvre reste à l’heure actuelle tout aussi intemporelle. Après tout, les horreurs du Necronomicon ont essaimé dans de nombreux autres média, évoquant les mêmes peurs primaires qu’un certain auteur américain aura été le premier à décrire. A chacun de voir s’il a le courage de se plonger à leur recherche.

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  1. Excellent article, et superbe hommage à la série des Shadow Hearts. Merci 🙂

    Juste une précision, les « bibles » de 1000 pages regroupant l’œuvre de Lovecraft est fait de pages ultra fines, ce qui est assez désagréable à lire.

    1. Merci ^^. La série des Shadow Hearts, c’est un peu mes BGE personnels et je suis content que cet hommage t’ait plu. J’ai encore quelques petits trucs en réserves, mais ils commencent à dater et il va falloir du boulot pour en tirer quelque chose de correct.

      Sinon, pareil que toi, j’aime moyennement le papier de soie hyper-fin : c’est peut-être très beau, mais je trouve ça moyennement pratique à la lecture (comme le papier glacé qui garde de grosses traces de doigts, assez fréquent dans le milieu du JdR). Mais bon, il paraît que c’est la marque d’un bouquin de prestige ^^. (La collection Bouquins en question est d’ailleurs assez souvent assimilé à la « Pléïade du pauvre ».)

      Maintenant, c’est à ma connaissance l’anthologie la plus exhaustive de l’œuvre de Lovecraft et la plus représentative de ceux de ses contemporains qu’il a inspirés, avec en plus une sacrée recherche qui aide à remettre en perspective le vécu de l’écrivain, ce qui n’est pas inintéressant quand on voit à quel point certains aspects les plus sombres de sa personnalité ont pu imprégner ses livres.

      1. Ah oui cette édition est plus que complète je dis pas le contraire ! J’ai pas mal de bouquins de lui, de recueils divers et variés mais du coup c’est un peu le foutoir 🙂 … Alors que tout avoir en trois bouquins, c’est plus pratique (même si pénible à lire avec le papier fin :p )

        Bref vivement la suite des réflexions sur Shadow Hearts alors 😀 (t’en a trop dit, ou pas assez)

  2. Ca va venir, mais pas tout de suite ^^. Juste pour teaser, on va dire que l’autre article abordera plus profondément certaines références historiques, culturelles et occultes des premiers épisodes. Un article qui essaye de mettre en valeur le côté « chasse aux secrets » des SH qui fait qu’on découvre progressivement au détour d’une visite sur Wikipedia ou ailleurs que TOUT dans ces jeux (ou presque) fait référence à quelque chose.

    Mais bon, pas tout de suite =p .

  3. Très bon article, intéressant et très complet. Bien que je connaissais Koudelka, je dois bien dire que je suis passée complètement à côté Shadow Hearts à l’époque. Et quand j’ai appris leur existence, eh bien, c’était un peu tard, les prix étaient déjà énormes (pour le premier SH et Covenant tout particulièrement). Mais je désespère pas, j’arriverai bien à y jouer un jour ^^

      1. Bah le trois reste sympa mais est à des années-lumière des deux premiers niveau profondeur. Il faut croire qu’avec le décor qui est passé de l’Europe et de l’Asie à l’Amérique, tout ça s’est accompagné de pas mal d’édulcoration ^^. Par contre, niveau gameplay ça reste l’aboutissement de la série et le scénario reste sympa et décolle pas mal sur la fin (même s’il vaut mieux accrocher à l’humour déjanté de la série). Et puis il a le mérite de se trouver pas trop cher si on veut essayer un échantillon (assez terne par contre) de la série.

        Ensuite les deux premiers, comme dit plus haut, il s’agit de mes deux BGE. Et je ne dis pas ça à la légère : si je devais faire un top des meilleurs JV, je mettrais Shadow Hearts et Covenant en première place ex-aequo. Donc quitte à faire mon fanboy, je pourrais même dire que peu importe les prix, ça le vaut bien =p .

        Et Koudelka, j’ai aussi eu la folie de le faire. L’ambiance, les personnages et le scénario déchirent, mais le gameplay, quelle catastrophe ^^ ! Quand je lis certains dire que tel gameplay est pourri juste parce qu’il est un peu basique, je me dis qu’ils n’ont pas du essayer Koudelka et qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un vrai gameplay foiré…

  4. Ouais, justement Koudelka, je le connais puisque je l’ai chez moi. Je ne l’ai jamais fini d’ailleurs. C’est dommage car l’idée de départ était franchement énorme mais comme tu dis, le gameplay est franchement foiré au point que ça en vient te gâcher l’expérience. Ce qui est dommage car si on met de côté certains aspects techniques (même un écran de combat d’un rpg SNES semblait moins vide), l’ambiance, le scénario, les influences, le ressenti que le joueur a de tout ça est vraiment très bon. Mais ce gameplay basique et bancal est vraiment horripilant à tel point qu’il finit par faire lâcher prise et ce, même avec toute la bonne volonté du monde. D’ailleurs, ce qui m’a surpris avec Koudelka, c’était sa durée de vie. Pourquoi ont-ils fait tenir le jeu sur 4 cds alors qu’en 8 heures, j’avais déjà bouclé les deux premiers (et en prenant mon temps en plus). Après, je n’ai pas été plus loin dans le jeu jusqu’à maintenant mais je doute que les deux autres soient plus longs.

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