Il va sans dire que le milieu des années 90 fut une période majeure en matière de RPG japonais, puisque c’est durant cette ère que l’on put accueillir bon nombre de titres cultes comme Phantasy Star IV, Chrono Trigger, EarthBound, Star Ocean, Tales of Phantasia… Les énoncer tous prendrait vraiment beaucoup de temps, surtout si l’on s’attarde sur les productions de SquareSoft, qui mine de rien régnait en maître sur le genre aussi bien au Japon qu’aux États-Unis, et dans une moindre mesure en Europe grâce à l’import et Nintendo. Dans le catalogue d’oeuvres proposées par la société à l’époque, un jeu en particulier ressort par son unicité. Son nom ? Secret of Evermore. Il représente la seule cartouche développée à ce moment là par la division américaine de la société, jusqu’alors spécialisée dans la localisation, basée à Redmond dans l’état de Washington, avec une équipe totalement inédite composée de pas mal d’éléments qui signèrent ici leur premier fait d’arme dans le jeu vidéo. Compte tenu de ses affiliations avec un certain Secret of Mana, que cela soit évidemment au niveau du nom ou pour son gameplay, Secret of Evermore, qui se présente donc comme un Action-RPG, fût et demeure encore mal vu par les joueurs qui le voit encore comme le “remplaçant” de Seiken Densetsu 3 / Trials of Mana, sorti le mois d’avant au Japon mais qui n’a jamais bénéficié d’une traduction latine. Que nenni. Les deux jeux ont été développés en même temps, et avec l’arrivée de la PlayStation, SquareSoft avait autre chose à faire que d’insuffler de l’argent dans une traduction titanesque et techniquement difficile. Alors ne jugeons pas Secret of Evermore sur ses seules inspirations. Cela ne rendrait décidément pas honneur à cette pépite définitivement intemporelle.
Pas spécialement décidé à réutiliser tous les codes du genre, Secret of Evermore ne prend pas place dans un univers de fantasy comme ses confrères de l’époque, mais en 1995, dans la ville de Pontoise (pour la VF), où nous allons suivre la destinée peu ordinaire d’un banal jeune garçon et de son compagnon canin, logés dans une capsule et catapultés dans une contrée nommée Perpétua par un mystérieux vieil homme habillé en majordome. En même temps, nos protagonistes ont été un peu trop curieux en pénétrant dans un laboratoire abandonné, où 30 ans plus tôt, une expérience scientifique avait bien mal tourné. Perpétua est un monde bien étrange composé de plusieurs régions représentant – disons plutôt interprétant librement – différentes périodes de notre ère, en commençant par la préhistoire, période où nous débutons véritablement le jeu. Un environnement qui tranche quelque peu avec la panoplie vestimentaire du héros, lui qui est affublé d’un jean et d’un gilet orange tout droit sorti de Retour vers le Futur. Son chien se fondera mieux dans le décor, car celui-ci sera bizarrement soumis au biotope ambiant, étant transformé en un énorme molosse à l’impressionnante dentition. A chaque changement d’époque donc, il sera personnifié sous une autre race, pour des résultats parfois… Cocasses. Mais cela n’enlèvera pas en rien son statut de meilleur ami de l’homme, comme dans le verrons juste après. La quête de notre duo sera vraiment très simple, si ce n’est semée d’embûches et de moult dangers : retourner à Pontoise, mais aussi sauver Perpétua, où une menace semble se profiler doucement mais sûrement. Et s’ils seront aidés par une poignée de personnages, dont certains également bloqués dans ce monde, ils ne pourront compter la majorité du temps que sur eux-mêmes durant les nombreux combats et épreuves qui les attendent.
Si l’on ne focalise uniquement sur son scénario et ses personnages, on peut voir le jeu comme parfaitement ancré dans la culture populaire des années 90. C’est effectivement le cas, et il suffit de prendre notre héros pour s’en rendre compte : blondinet, vêtements fluo, fana de films de série Z, il ne manquera pas de pimenter ses discussions par des références à des œuvres volontairement inexistantes mais avec des codes fixés dans l’imaginaire collectif du milieu des années 90, avec ses monstres en mousse et ses effets spéciaux ridicules. Mais Secret of Evermore c’est surtout un brillant décalage. Car derrière son humour et son aventure digne des Goonies, se cache un univers sombre, pas loin de la dystopie. Comment ne pas citer avant toute chose son écran titre, véritable opposé de celui proposé quelques années plus tôt par Secret of Mana : en lieu et place d’une verte forêt et une musique envoûtante, on y voit maintenant le logo de SquareSoft en flammes, puis un traveling sur une horrible et menaçante machinerie surplombée d’une sorte de pieuvre de métal, pour finir sur un titre gravé par des éclairs tous droits issus de bobines Tesla. Et n’oublions pas ce fond musical tambourinant, tellement oppressant. Trente secondes qui mettent directement dans l’ambiance, et qui en marqua beaucoup. Et cela n’ira pas en s’arrangeant par la suite quand on aborde sa direction artistique, assurée entre autres par Daniel Dociu, nouvel arrivant dans l’industrie à ce moment là, et aujourd’hui directeur artistique pour la série Guild Wars. Le jeu propose en effet une palette de couleurs forçant perpétuellement dans les tons chauds et foncés, des décors détaillés ainsi qu’un bestiaire tendant tous deux vers un certain réalisme, brut, froid, mais avec pas mal d’extravagances quand même, notamment au niveau des boss, dont le plus fameux restera sans doute celui placardé sur la boîte du jeu, avec sa gueule d’insecte géant à la poitrine ouverte. Le scénario, lui aussi, cache quelques subtilités plus obscures, avec des êtres maléfiques et manipulateurs, sans oublier d’aborder différentes déviances technologiques et scientifiques. Pour enfoncer le clou, il serait impardonnable de ne pas parler du point d’orge, si l’on peut dire, de Secret of Evermore : sa superbe bande-son. Là encore, il s’agit de la toute première œuvre d’un artiste connu et reconnu de nos jours par de nombreux joueurs, et qui avait été embauché sur le tas par SquareSoft à l’époque : il ne s’agit ni plus ni moins que Jeremy Soule, qui accompagne aujourd’hui les aventuriers parcourant Morrowind ou Neverwinter Nights. Pour son coup d’essai sur Super Nintendo, l’homme réussit à constituer grâce ses compositions une majeure partie de l’ambiance du titre, harmonieusement mélancolique quand elle ne s’évadera pas de temps à autres vers des notes plus sauvages, pleines de tambours venus de l’enfer. On notera le choix ingénieux – ou la restriction – à ne réserver les musiques à proprement parler que pour les villes et donjons. A l’extérieur de ceux-ci, nous n’entendrons qu’un très discret mais convaincant fond sonore, avec vents tourbillonnants, bruits de bestioles, mer déchaînée… De quoi appuyer ce sentiment de solitude tellement présent, peut-être pas aussi marquant que dans Super Metroid, mais très présent tout de même.
Comme indiqué en début d’article, Secret of Evermore reprend pour son gameplay la recette tellement efficace de Secret of Mana, ce qui lui a attiré pas mal de critiques au moment de sa sortie. On retrouve ainsi un Action-RPG avec des ennemis directement prêt à être affrontés ou esquivés sans passer par un écran de combat, où il faudra également attendre quelques instants pour frapper avec plus de puissance – quand le compteur en bas de l’écran atteint 100% – avec la possibilité de pouvoir balancer de terribles bottes secrètes en chargeant son attaque. La montée de niveaux et de compétences ? Cela y est, bien sûr. Les très pratiques menus en cercles ? Aussi présents. Des donjons à foison, avec des énigmes, des trésors ? Oui, oui et oui. Toute la dynamique du jeu “originel” est reprise ici, avec tout de même un gros changement pour coller à l’univers plus contemporain du titre. La magie est en effet remplacée par de l’alchimie dont le héros apprendra les formules de bien différentes manières, et qui demanderont un certain nombre d’ingrédients bien particuliers pour être utilisés. Le sort classique de feu demandera par exemple une portion de cire et deux d’huile, tandis que celui de soin deux racines et une dose d’huile. Et ainsi de suite pour une trentaine de sorts différents, sachant que les plus puissants demanderont de réunir des éléments bien plus rares ou bien plus chers. Et si deux ou trois boutiques dans tout Perpétua proposeront d’en acheter quelques uns, il faudra aller les récupérer directement dans la nature. On pourra heureusement compter pour cela sur le flair sans pareil de notre compagnon canin qui, s’il ne combat pas, passera son temps à renifler un peu partout à la recherche d’ingrédients, et il n’y aura qu’à se baisser pour les ramasser. Ce frais et orignal remplacement des traditionnels MP ne demandera pas non plus de faire du farming à outrance, tout étant à disposition à peu près partout, avec tout de même une certaine logique, comme la non possibilité par exemple de racines au fin fond d’un volcan. Loin de s’arrêter en si bon chemin, Secret of Evermore inclut pas mal d’autres concepts intéressants, comme le fait que chaque région possède sa propre monnaie, et que faire du change implique de se plier au taux en cours, ou toute cette partie de l’aventure qui se déroule dans un marché bruyant où l’on devra troquer pas mal de marchandises dans le but de s’offrir un équipement décent. Pas spécialement amenée de façon bien adroite, cette phase – comme de nombreuses autres – en agacera plus d’un, mais mais ceux qui prendront le temps de scrupuleusement tout noter afin de déterminer les offres et les meilleurs échanges à faire n’en seront que gratifiés de satisfaction.