[dropcaps style=’2′]Quantic Dream avait su faire frémir le public grâce à un premier essai ambitieux du nom de The Nomad Soul. Un premier jeu montrant déjà une patte particulière et une approche du jeu vidéo peu conventionnelle. Nul doute, à ce moment-là, en 1999, le studio français avec à sa tête David Cage était en avance sur son temps. Ce qui a eu tôt fait de rameuter les foules : l’estime était là, les détracteurs également. Et c’est ce constat qui suivra toute l’évolution du studio qui joue à chaque nouvelle production une surenchère d’ambition supplémentaire. C’est ce qui s’est passé pour le successeur direct de The Nomad Soul, Fahrenheit, qui a décidé de placer la barre encore plus haute que son prédécesseur. Une production importante pour Quantic Dream car de Fahrenheit, Heavy Rain en récupère beaucoup d’aspects et son tout nouveau jeu fraîchement sorti tambour battant également par continuité.[/dropcaps]
Premiers balbutiements prometteurs : des étoiles plein les yeux
Lucas Kane est d’apparence ce type qui a tout de normal et sans histoire. Ingénieur informatique, pas de casier judiciaire, hormis le fait qu’il vienne de se séparer de sa petite amie, sa vie est d’une banalité le faisant passer pour « Monsieur Tout Le Monde ». Grand amateur de Nietzsche à ses heures perdues, cela ne l’empêche pourtant pas, par un soir noir et neigeux dans un quelconque Dinner’s Bar new-yorkais, de se retrouver pris par un mal inconnu : perdant tout contrôle de soi, il se voit lui-même aller suivre un inconnu aux toilettes, dessiner des symboles rituels sur ses poignets avant de poignarder violemment le deuxième homme, pourtant tout aussi banal que lui. Comme ça, sans détour, sans raison ni explication, à peine l’avons-nous vu traverser la pièce jusqu’à sa victime nonchalamment avec les yeux blancs d’un possédé. L’action est floue, informe et d’autant plus occultée par des flashs mettant en scène une cérémonie presque satanique.
C’est dans cet aspect peu reluisant de sa vie que l’on voit pour la première fois le personnage de Lucas. Et c’est lorsqu’il reprend ses esprits, près de sa victime, du sang plein les mains, que nous en prenons le contrôle. A la manière de la première production de Quantic Dream, The Nomad Soul, notre incursion dans Fahrenheit se révèle on ne peut plus déstabilisante : nous avons très peu de détails sur le contexte, le pourquoi du comment et l’on se retrouve déjà la manette en main, à devoir patauger avec le peu d’éléments que l’on veut bien nous montrer. A la différence par rapport à son aîné où c’était carrément le joueur lui-même qui était convié à prendre le corps de celui qu’il l’avait appelé, cette fois, nous revenons à un schéma plus classique du jeu vidéo, à savoir que l’on incarne un individu doté de sa personnalité et son âme propre duquel l’on se doit de s’identifier. Durant les premiers moments, nous sommes par conséquent ce pauvre Kane et non nous-mêmes. Ce qui n’a rien de déstabilisant en soi, on le conviendra puisque ce point de vue est appliqué aux trois quarts des jeux vidéos, passés ou actuels (et futurs sans l’ombre d’un doute). Par contre, ce qui l’est plus, c’est d’être jeté dans la gueule du loup sans filet d’un point de vue narratif mais surtout, aucune instruction en début de jeu là où dans un jeu conventionnel, on s’attend plus volontiers à être hyper bridé à cause du sempiternel didacticiel. Notez que ce dernier existe, présenté par le créateur David Cage himself s’il vous plaît, à nous de choisir de le lancer ou non vu qu’il n’est pas inclus dans le jeu en lui-même afin de découvrir les bases du gameplay – pas foncièrement insurmontables dans la théorie – de Fahrenheit.
Néanmoins, le trouble de la situation est plutôt bénéfique. Le constat est là : le joueur se retrouve tout aussi ignorant que notre héros qui ne comprend en rien ce qu’il lui arrive. Et dans le manque d’explication et d’objectifs explicites, on se sent en proie d’une liberté plutôt intense. Que faire faire à Lucas dans ces fameuses toilettes avant d’en sortir ? Partir comme un voleur, le sang encore sur les mains, au risque d’attirer l’attention ? Prendre le temps de cacher le cadavre et nettoyer plus ou moins méticuleusement la scène de crime ? Payer son addition avant de quitter le restaurant histoire de rester une fois de plus discret ou au contraire s’enfuir précipitamment ? Que de choix laissés au joueur afin de permettre à Lucas de quitter le lieu de « son » méfait. Une liberté d’action fort agréable, surtout pour un début de jeu. Ce qui ne rend l’identification du joueur sous les traits de Lucas que plus intense et rapide : il est très aisé de se mettre à sa place et imaginer ce qu’il peut bien ressentir à ce moment précis.
The Nomad Soul permettait à terme de changer d’enveloppe corporelle. Quantic Dream pour sa production suivante a décidé de garder un peu le même principe d’avoir la possibilité d’incarner plusieurs personnages. De la même manière de Kane, on a ensuite la possibilité, juste après son départ du restaurant, d’incarner deux autres têtes qui viennent compléter le casting du trio de protagonistes jouables de Fahrenheit. Il s’agit des deux policiers en charge de l’enquête du meurtre commis dans ce fameux Dinner’s Bar, l’inspectrice zélée Carla Valenti et son partenaire bien plus décontracté Tyler Miles. On les découvre quelques dizaines de minutes après le départ de Lucas. Contrairement à ce dernier, on se retrouve en terrain bien moins énigmatique. Malgré tout, dès que le moment est venu d’incarner l’un ou l’autre des policiers, on se retrouve tout aussi libre que la scène d’ouverture pour mener son enquête. Sachant que les deux sont interchangeables à tout moment, qu’ils sont plus ou moins complémentaires sur les indices perçus (Carla en verra certains, Tyler en verra d’autres, etc), libre à nous de mener notre enquête pratiquement comme cela nous chante : on peut très bien ne rien laisser au hasard et observer chaque cm² du restaurant, jusqu’à l’arrière accessible par la sortie de secours, ou bien bâcler complètement l’enquête. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte que le jeu de Quantic Dream a vraiment un potentiel énorme. Le jeu nous semble être à ce moment-là une chasse où le présumé meurtrier se révèle traqué par les forces de l’ordre. Les fantasmes vont bon train, une tendance d’avoir la liberté de favoriser un camp par rapport à un autre se dessine nettement, le fil du jeu devant par conséquent s’adapter aux différents choix faits par le joueur afin de garder cohérence. A ce niveau, on en vient à penser hâtivement que l’on tient dans notre console une véritable petite bombe révolutionnaire.
Du sable plein les mirettes : âpre déception
Malgré tout, on a tôt fait de s’apercevoir que tous les espoirs que l’on fondait sur Fahrenheit ne se révèlent qu’illusoires. La liberté qu’on pensait tant avoir au démarrage finit par montrer ses limites. Si les premières séquences laissaient pas mal de choix au joueur, cela finit par vite par s’estomper. On perçoit clairement ce que le jeu veut nous faire faire, ce qu’on finit par faire docilement. Pas que l’envie de jouer les rebelles n’est pas là, juste qu’il ne semble pas avoir d’autres alternatives que de suivre le gros sentier tout tracé. On en prend d’ailleurs à réfléchir et à se remémorer les moments passés où il nous semblait que les possibilités étaient plus nombreuses. Ces dernières étaient bien là, présentes… Sauf que l’on se rend compte que le choix n’était qu’une petite bifurcation, un sentier moins balisé qui s’écartait légèrement avant de rejoindre rapidement le sentier principal. Car au final, les conséquences liées aux choix du joueur sont aussi relatives que la liberté : elles ne touchent que les minutes suivantes avant que le scénario ne retrouve son cours normal. Parce que de toute manière, quoi que l’on puisse faire, jamais on ne peut échapper au scénario. Tout comme jamais on ne pourra le changer. Il est là, pré-construit et n’attend juste que d’être lu, rien de plus. C’est là que Fahrenheit se différencie de Heavy Rain, son petit frère, l’histoire de Lucas, Carla et Tyler n’est qu’une longue ligne droite. Éloignez vous en trop et vous serez invité à recommencer le passage via un écran de Game Over punitif. De même que l’espoir de pouvoir favoriser un camp plutôt que l’autre dans la chasse à l’homme a tôt fait de voler en éclat. Quoiqu’on fasse, Kane se retrouvera toujours confronté à ses assaillants, une preuve supplémentaire de la linéarité très importante du titre de Quantic Dream.
Si dans The Nomad Soul, changer de corps ne posait pas de problème d’identification du héros – dans son contexte, l’âme restait toujours la même dans l’intégralité du jeu – on ne peut pas dire que cela soit le cas pour Fahrenheit. Il reste certes très facile de s’identifier à Kane en début de jeu, cela l’est encore plus de s’en détacher. A force de devoir alterner entre les personnages à chaque séquence – ce qui arrive donc très souvent – il reste très difficile de réellement se mettre dans la peau de l’un ou d’un autre dans le jeu. Le jeu avançant à partir de la temporalité de l’histoire, on n’a donc pas le loisir de faire toutes les séquences d’un protagoniste d’un trait avant de passer à celles d’un autre. Un individu normal n’étant pas schizophrène par nature, le laps de temps alloué à chaque héros est bien trop court afin de tisser davantage de liens et d’intimité avec lui, le jeu nous imposant toujours de passer à un autre avant d’en arriver à ce stade. Le but avoué de David Cage depuis qu’il a commencé à faire son trou dans l’univers vidéo-ludique étant de faire passer des émotions, on peut dire dans le cas de Fahrenheit que le contrat n’est pas forcément rempli. On ressent certes mais pas de façon aussi intense qu’il ne le faudrait.
Du mal au service du bien : de l’amertume à l’admiration
Si l’on se retrouve déçu dans un premier temps par tout ce potentiel que l’on pressentait et qui n’est au final absolument pas exploité, le bon sens finit par reprendre ses droits. Au fil de l’avancée, encore, de Fahrenheit et le recul commençant à s’installer, toute cette mascarade s’avérait nécessaire. Le jeu n’aurait vraiment eu aucun sens si tous nos fantasmes se vérifiaient. Le jeu n’aurait même pas lieu d’être puisque de toute manière, on sait pertinemment à l’avance que le joueur, choisira par instinct à favoriser pleinement un camp plutôt qu’un autre et ce, sans demi-mesure. Et au vu de la suite du scénario, il aurait été fort compliqué qu’il continue si l’on mettait un camp sur la touche. Certes, il aurait été possible de faire plus mais il ne faut pas oublier l’époque. A ce moment-là, les jeux sortant des sentiers battus n’étaient pas légions : tout restait donc à faire sur ce plan-là. Même si aujourd’hui, les productions plus récentes de Quantic Dream sont bien plus abouties et que d’autres productions se sont lancés dans le créneau depuis (citons au hasard Journey), Fahrenheit faisait office à ce moment-là de marginal. A l’image de son grand frère des mêmes développeurs, il faut voir en lui un représentant initiateur et surtout initiatique à une évolution vidéo-ludique possible, sans non plus que cela représente ce que doit être LE futur.
Et, pour l’époque, force est de reconnaître que le tout est plutôt bien ficelé. On ne remarque pas trop d’incohérences choquantes et gênantes et même si on peut reconnaître quelques maladresses, on ne se retrouvera nullement blousés par la marchandise. Tout du moins, si l’on excepte les derniers moments et phases de recul post-game, points que j’aborderai plus tard. On pestera malgré tout sur des fautes de goût malvenues. Principalement sur le choix de faire des QTE de couleurs, tellement vicelardes et sans pitié que beaucoup de joueurs expérimentés se verront certainement redescendre la difficulté d’un cran. Les vidéos se voient bouffées par deux gros cercles disgracieux au centre de l’écran, chaque quart d’un cercle représentant une direction de manipulation de joystick à suivre. Si le principe n’est pas mauvais en théorie, la pratique aura tôt fait d’attirer les foudres : les yeux finissent par en prendre pour leur grade sans compter qu’il reste difficile de suivre les vidéos puisqu’on reste focalisé sur les deux cercles en question.
Point noir contrebalancé par la profondeur que l’on peut percevoir. Au niveau des personnages, notamment de quelques têtes secondaires non jouables. L’ex-petite amie de Lucas, Tiffany, en est l’exemple le plus flagrant. On a beau la voir très peu dans le jeu, elle arrive à toucher, à avoir une certaine emprise sur nos émotions. L’effort technique fait sur les modélisations faciales, extrêmement bluffantes pour de la Playstation 2, y est pour beaucoup. On a même une impression tenace de lire en elle comme un livre ouvert, de cerner toute la teneur du personnage en l’espace de deux minutes. Au final, on peste mais par d’autres aspects, on reste vraiment admiratif sur tout le travail abattu.