Le TPS, genre roi des années 2006-2013? C’est bien possible. Que voilà un genre assez particulier si on regarde bien ses représentants. Je pense que, de mémoire, on a rarement eu une catégorie de jeu aussi prolifique en terme de production, mais aussi peu diversifiée du point de vue de la philosophie. Aux heures de gloire du J-RPG, du Survival-Horror ou de la stratégie temps réel, les déclinaisons de ces genres semblaient pouvoir nous proposer une infinité de possibilités, expérimentations et optiques de jeu en tout genre. Il y avait des clones, mais il y avait aussi des expériences extrêmement variées. Réussies ou foireuses, ça… Mais toutes accueillies les bras ouverts par les joueurs ayant soif d’aventure et de jeu vidéo.Or il se trouve que le genre TPS est accompagné d’une sorte d’ambiance mi-enthousiaste – car les TPS sont souvent synonymes de blockbusters promettant une certaine claque dans la face – et mi-blasée – car nous sommes tous conscients que le genre a vraiment du mal à se renouveler.

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Et au beau milieu de cette semi-blasitude nous est arrivé ce Spec Ops : The Line, censé nous apporter un bol d’air frais et du renouveau au sein d’une famille de jeu que nous savons apathique quand il s’agit de proposer du neuf. Mais que, paradoxalement, nous chérissons tous au point de les faire squatter sans scrupules, aucun, le sommet des classements de fin d’année où moyennes notées de circonstance. Le TPS qu’il fallait donc ce Spec Ops ? Pour faire simple, j’avoue que du début à la fin du jeu, je n’ai jamais vraiment su où il souhaitait véritablement en venir. Déjà, mon rapport avec la démo n’a pas été des plus sereins. Mais je savais que les versions démos avaient tendance, ces dernières années, à ne pas être très flatteuses quand bien même l’opus en question pouvait s’avérer être bon. Un an et demi plus tard, et sept heures de jeu, je reste toujours mitigé.

L’idée d’incarner ce vétéran de Kaboul, le capitaine Martin Walker, en mission de sauvetage dans une Dubaï plus belle que jamais, était, somme tout classique, mais largement susceptible de m’intéresser. Les principales séries de TPS étant plutôt basées sur le fictif, le surréaliste et le grand spectacle à outrance, incarner un militaire « lambda », n’ayant rien de surhumain est une idée originale en soi. Chargés d’enquêter sur le pourquoi du silence radio opéré par les collègues sur place venus évacuer les civils, ce mini escadron Delta composé de Walker, Lugo et Adams va découvrir l’horreur de ce qui s’est passé. Et surtout l’ampleur du désastre : les soldats du 33ème escadron ont pris le contrôle de la ville, avec à leur tête le colonel Konrad, et des membres de la CIA sont déjà dans le coup pour essayer de les débusquer. Dès lors, c’est une plongée dans l’horreur psychologique de la condition du soldat dans un contexte de guerre. Peut-on sacrifier des civils pour atteindre un objectif d’importance capitale ? Si on devait choisir entre sauver un compatriote militaire ou un civil étranger, quel choix serait le moins pire ?

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Cette face obscure de l’ambiance du jeu contribue à une alchimie assez puissante couplée à l’esthétique assez bluffante de l’ensemble. Le choix des teintes, le traitement de la lumière, la composition et l’architecture des décors intérieurs, comme extérieurs, m’ont vraiment impressionné, malgré quelques panoramas à l’arrière-goût de Bulletstorm dans le traitement.

J’ai aussi été plutôt enthousiasmé par la teneur des gunfights, l’IA des ennemis (qui foire de temps en temps)  et l’intensité de l’ensemble. Il y a même quelques bonnes idées comme la quantité plutôt réaliste des munitions laissées par les soldat. Réalisme laissé au placard en ce qui concerne le comportement des armes (un 9mm aussi précis à 50 mètres qu’un fusil d’assaut militaire, bof…), la ballistique toute rectiligne,etc… On dira que le TPS à beau être devenu le genre roi en matière de « shoot », les vieux briscards du PC comme moi, autant intéressés par les sensations de tirs que par le reste, ont compris depuis bien longtemps que l’amour des armes à feu et leur retranscription dans un jeu vidéo, ce n’est pas dans un shooter à la troisième personne qu’il faut chercher à le satisfaire…

Pour tous ces paramètres et le cocktail d’ensemble,  Spec Ops est plus que crédible, même si très classique, manquant de « relief » et ne brisant la routine que par les changements de décors et d’ambiances colorées. Hélas, au sortir des sept heures de campagne, c’est quand même une impression très mitigée quant à l’enjeu de tout ça. A cause d’un storytelling et de problématiques qui se prennent les pieds dans les codes classiquissimes du jeu vidéo typé TPS (plus quelque ajouts très à la mode mal venus) que le titre de Yager adopte de manière mécanique, et qui cassent un peu les velléités réflexives du scénario.

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Car c’est bien là le problème de Spec Ops. Je veux bien croire au côté sombre, morbide et psychologique de tout ce dispositif. L’ennui c’est qu’il y a un tel gouffre entre les enjeux que le jeu tente d’aborder, l’exécution et surtout le genre choisi, qu’il m’est vraiment difficile de fermer les yeux sur le résultat de la recette.  Je veux dire par là que mettre le doigt sur le problème du meurtre, de la guerre, des pertes humaines que constituent les soldats et les civils, me semble tout d’abord relever de l’enculage d’une micro-mouche qui ne nous a rien fait. Sérieusement : qui joue aux jeux vidéos (ou regarde des films) sans la distance du joueur normal qui réalise d’emblée que tuer ou tirer sur des gens sont des choses fondamentalement mauvaises ? Bon… mettons qu’on a le droit de parler de ce qu’on veut, et que toutes les bonnes histoires soient bonnes à prendre.

Mais d’autre part, le jeu commet des erreurs grossières qui cassent les axes de défense qu’on pourrait opter en sa faveur. Par exemple, on pourrait rétorquer à mon argument du paragraphe précédent qu’il ne s’agit pas tant de toucher le joueur, que de plonger dans la psychologie même de Walker afin de représenter l’impact traumatique que la mort de civils ou les dilemmes de guerre auraient sur sa conscience : celle du soldat. Soit. Mais dans ce cas pourquoi proposer au joueur de faire tel ou tel choix ? Personnellement, les conséquences sur l’esprit du protagoniste m’auraient plus intéressé et interpellé si le scénario faisait faire ces choses au personnage, en me laissant moi joueur/spectateur à ma place de « témoin » extérieur de ce sinistre spectacle. Or on me laisse décider, moi, qui sais dans la vraie vie que tuer des gens, des soldat ou arroser des civils avec du phosphore c’est commettre un acte plutôt dégueulasse. Mais en ce moment dans le jeu vidéo, il faut donner du choix aux joueurs, au mépris de toute cohérence ou du propos. Comme si suivre un scénario, désormais, ne permettait plus aux joueurs de comprendre les enjeux, alors il faut faire choisir :  l’apothéose de la narration version 7ème génération.

Du coup, Spec Ops propose d’être témoin de la folie de Walker engendrée par des actes de guerres inhumains. Mais s’il voulait bien le faire, il ne laisserait pas le choix à celui qui tient la manette, mais nous montrerait un militairebprenant les mauvaises décisions par lui-même et s’enfonçant tout seul dans sa propre spirale horrible. Car c’est lui qui n’a pas conscience de la gravité de ses actes (dans un premier temps), pas le joueur. Prenons la situation dans laquelle (sans spoil précis), Walker doit décider entre la vie d’un soldat ou celle d’un civil. Il aurait été beaucoup plus pertinent que ce soit le personnage qui décide en vertu d’un choix scénaristique volontaire. A ce moment-là, moi, derrière ma télé, voyant déjà l’horreur que traverse ce type, je me prends d’empathie, de dégoût ou de compassion pour lui. Ainsi quand la problématique du jeu prendra le tournant psychologique majeur plus tard dans le jeu, la force du propos aura été respectée. Or tout d’un coup, alors que le scénario est résolûment tourné vers l’intérieur de l’esprit du personnage principal, c’est à moi joueur de décider qui je tue et qui je sauve. Immanquablement j’ai senti le rapport à Walker, à sa psyché et aux méandres de sa psychologie s’amenuiser de manière presque stupide, puisqu’à cet instant précis ce n’est plus « lui » (le personnage) qui appuie sur la détente, mais « moi » (le joueur). Ce sont vraiment ces oscillations hasardeuses dans le parti pris de Spec Ops qui brisent l’immersion de manière bébète, qui cède stupidement à cette manie des développeurs de vouloir distribuer du « choix » à tout prix en perdant de vue le fait qu’un bon scénario est, avant tout un scénario qui propose.Proposez-nous quelque chose nom d’un chien, nous en ferons l’expérience ! Ne nous proposez pas en nous donnant le choix, et que voulez-vous qu’on vous dise? « Oh ! Merci de m’avoir laissé choisir ! « . Et maintenant quoi?

Ces erreurs dans la mise en œuvre même entre la gravité du scénario et des mécaniques à la mode appliquées bêtement affaiblissent de manière malheureuse les propos. Il en va de même avec le genre de jeu choisi. Je veux dire, pour mettre en exergue de la sorte la question du meurtre, choisir le TPS comme dispositif est-il vraiment pertinent ? Peut-on prétendre à poser la question du crime quel qu’il soit en le mettant en scène à travers un courant qui a toujours banalisé la mort de la manière la plus redondante et routinière qui soit ? Et cette question rejoint mon premier argument : quel joueur ayant déjà assassiné des centaines d’individus virtuels découvrira avec Spec Ops qu’en réalité toutes ces tueries ne doivent pas être appréhendées sans une certaine conscience et connaissance des préjudices moraux encourus ? A ce compte, le prochain film Expandables pourrait aisément passer pour une bonne leçon nous expliquant les dangers des explosifs ou de l’effet d’un lance-roquette sur un véhicule….

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Dans l’exécution, ces sept heures de « je tue, je me cache, je tue, je me cache, je tue » se présentent de manière tellement mécanique, qu’il est difficile de rattacher les propos tirés du fameux livre Heart of The Darkness de John Conrad (adapté à la sauce Viêt-Nam dans Apocalypse Now) à une structure aussi routinière et froidement appliquée. Comme si la nature même du scénario s’adaptait si mal au format jeu vidéo/TPS étiré sur 7 heures que les cadavres empilés pour « remplir » appesantiraient trop la tuerie par rapport à la réflexion SUR la tuerie. Réflexion, elle, nécessitant indubitablement un plot twist en bonne et dûe forme parce que, vous comprenez, remettre en question la vision du joueur au bout de quelques heures par rapport à son cheminement depuis le début, ça aussi c’est indispensable de nos jours, et manifestement « trop ouf ». En l’occurrence, il s’agit de « faire comprendre ». A qui ? Au joueur ? A Walker ? Qui peut le dire…

Pour conclure, je ne peux que conseiller à ceux que ça intéresse les nombreux articles tous plus intéressants les uns que les autres sur les détails, la symbolique et les niveaux de lecture de Spec Ops : The Line. Pour ma part, il reste une expérience mitigée, mécanique, anecdotique et ne se donnant pas les moyens de fructifier le projet qu’il est de manière mature et jusqu’auboutiste. On dira que c’est mon amour du jeu vidéo-média qui me pousse à être suffisamment exigeant pour considérer qu’il ne suffit pas qu’un jeu ait des velléités scénaristiques pour trouver tout ça immédiatement « oufissime », au mépris des erreurs grossières et des incohérences entre la forme et le fond. Le titre de Yager offre des pistes de réflexions intéressantes, même si convenues et (je l’espère vraiment) digérées d’emblée par la plupart des gens perpétrant au quotidien des crimes vidéoludiques par milliers. Mais je me pause la question suivante : considérer qu’à peine une réflexion est-elle esquissée dans un opus tel que celui-ci qu’il faille tout de suite crier au génie, cela ne relève-t-il pas d’une sorte de résignation de ce qu’on peut attendre du média ? L’argument du « pour une fois que… on ne va pas faire la fine bouche! »  existe-t-il vraiment? Comme les bonnes appréciations faites à l’élève duquel on n’attend plus rien, qui reçoit louanges et compliments quand l’effort est fourni, même si vain. Je ne méprise pas le genre TPS et le jeu vidéo d’action suffisamment pour ça. En revanche, il s’agit bien de ma sensibilité : j’ai horreur de sentir le potentiel d’un jeu ou d’un propos plombé par des mécaniques à la mode qu’on met parce qu’il faut en mettre (choix, plot twist). Surtout quand ils ne sont pas justifiés ou qu’ils desservent carrément le propos. C’est épidermique chez moi.

Quoiqu’il en soit, aux amateurs de culpabilité quant à des victimes de guerre, de conscience perverse que le clic pour gagner va tuer des civils par centaines, à ceux-là je conseille le cynique et froid Defcon qui, avec quelques couleurs, quelques lignes lumineuses et des chiffres balancés à chaque action, réussit ce que Spec Ops tente maladroitement de nous faire comprendre (au joueur ou à Walker, on ne sait pas finalement) sur les véritables conséquences d’un acte de guerre. Et de manière autrement plus efficace.

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