Quand on était un jeune joueur au début des années 1990s, soit on avait la chance d’avoir des parents qui se ruinaient pour vous offrir un des dispendieux supports de salon, soit on avait une GameBoy. Personnellement, j’avais une GameBoy. Notez, je ne l’ai jamais regretté et je conserve toujours un souvenir ému de l’ancêtre des consoles portables et de sa ludothèque. A tel point qu’il m’arrive encore très régulièrement de relancer l’un ou l’autre de ces jeux que j’ai précieusement conservés malgré les années qui se sont inexorablement accumulées. En marge du mythique Tetris, le premier jeu sur lequel j’ai pu me faire les crocs a été un certain Gargoyle’s Quest.
Le paisible royaume des goules voit ressurgir une menace du passé quand l’armée du Roi de la Destruction Breager déferle sur ses landes désolées plantées d’arbres décharnés, poussée par une soif de conquête… et de revanche. En effet, cette attaque n’est pas une première : Breager avait déjà fait une tentative par le passé avant d’être arrêté par le mystérieux Red Blaze, une gargouille mutante qui avait alors réduit ses armées de monstres en cendres. Alors que rien ne s’oppose cette fois-ci à l’invasion, les émissaires du roi des goules Darkoan viennent tirer une jeune gargouille du nom de Firebrand de sa retraite en lui demandant de se porter au secours du royaume. Il semble en effet que Firebrand soit un lointain ancêtre de Red Blaze, et qu’il ait un mince espoir de repousser l’attaque et de rétablir le règne de Darkoan.
Un scénario très convenu donc, pour une atmosphère des plus atypiques pour l’époque. En effet, au début des années 1990s, il fallait se lever tôt pour trouver un jeu dont l’ambiance évoquait un minimum une esthétique gothico-horrifique, surtout en France. En dehors des Castlevania et des Ghosts’n Goblins (dont Gargoyle’s Quest est un spin-off), la mode était plutôt aux univers légers à base de champignons et de niveaux colorés. Rien de tout cela ici, le royaume des goules est peuplé de zombies qui marchent avec les bras bien en avant et de démons retors alors que les niveaux sont envahis par des spectres, des créatures squelettiques et autres ennemis riches en têtes surnuméraires et grimaçantes. On est certes bien loin de l’horreur pure tant le design du jeu porte la marque cartoon des Ghosts’n Goblins en artwork, mais la retranscription sur Game Boy avait de quoi impressionner. On pensera notamment au deuxième niveau du jeu, cette tour dont les décors enchevêtraient allègrement la pierre à des éléments plus organiques, et aux boss dont la taille gigantesque permettait d’avoir un bon aperçu à l’écran de leur design dérangeant.
Il faut dire que la réalisation de Gargoyle’s Quest est sans doute l’un de ses très grands points forts. A tel point que Capcom se vantait dans la notice du jeu d’offrir le meilleur du meilleur sur GameBoy, qu’il s’agisse des graphismes ou de la musique. Et il s’agissait là d’une vantardise qui était loin d’être infondée, tant les graphismes débordaient de détails baroques et tant la musique signée Harumi Fujita (et à laquelle participa Yoko Shimomura, excusez du peu) savait conserver ses accents symphoniques malgré le charme typiquement chiptune imposé par les limites du support de jeu. Pour mieux comprendre, il faut rappeler que la société se consacrait davantage à l’époque à la création de jeux soigneusement travaillés et moins à la réalisation de honteux DLCs faits à la va-vite pour engranger le maximum de pognon facile. Tout cela n’empêchait pas pour autant quelques soucis techniques fréquents sur GameBoy, tels que ralentissements et clignotements, quand la machine devait afficher trop de sprites à l’écran. Mais au final, Gargoyle’s Quest était sans doute l’un des plus beaux jeux de la machine.
Le gameplay du jeu est quant à lui un mélange des genres assez déroutant. Ainsi, la structure générale du soft évoque un RPG dont les donjons seraient les niveaux d’un jeu de plates-formes à l’ancienne. Littéralement à l’ancienne : entre pièges, pieux et hordes d’ennemis vindicatifs, on sent que les niveaux en veulent férocement à la vie de Firebrand. Il va falloir mémoriser les détails de la configuration des lieux, faire preuve de dextérité et surtout savoir gérer les capacités propres de la gargouille. Qu’il s’agisse de son souffle enflammé, de sa capacité de voler pendant un temps limité ou de ses griffes qui lui permettent de s’accrocher aux murs, Firebrand dispose d’atouts atypiques qui rendent sa prise en main originale et rafraichissante. Les niveaux en eux-mêmes forment des terrains de jeu de plus en plus vastes et labyrinthiques à mesure que l’on avance dans l’histoire : sortir du chemin principal pouvait ainsi s’avérer profitable avec moult objets de soins et vies supplémentaires à la clé. A condition de savoir survivre bien évidemment, chaque petite escapade équivalant à une prise de risque.
Une fois sorti des niveaux, le jeu a tout du RPG : la carte du monde vue de dessus avec ses combats aléatoires, les villages remplis de PNJs bavards et de magasins, les commanditaires à satisfaire en accomplissant des missions pour pouvoir avancer dans la trame principale… Tout y est, ou presque. Pas de niveaux ou de points d’expérience, mais Gargoyle’s Quest propose un système de progression qui verra les capacités de Firebrand évoluer à mesure qu’il arrivera à collecter certains objets ou qu’il passera certains moments-clé du scénario. Pour un jeu de plates-formes de cette époque, les perspectives d’évolution sont impressionnantes : plus de points vie (pas du luxe vu la violence des niveaux), la possibilité de sauter de plus en plus haut et de voler de plus en plus longtemps, de nouveaux tirs qui permettent de se frayer un passage en atomisant certains blocs ou de créer des plates-formes temporaires sur des pieux… L’aspect RPG n’est sans doute pas la dimension principale du gameplay de Gargoyle’s Quest mais il est assez solide pour varier les plaisirs, apporter une richesse supplémentaire au jeu et lui assurer une identité forte.
A l’image de beaucoup de jeux de son âge, la durée de vie de Gargoyle’s Quest est délicate à estimer. Dans la théorie et dans l’idéal, il peut être bouclé en une après-midi. Dans la pratique, la difficulté souvent féroce du jeu fait en sorte qu’il mettra à l’épreuve les nerfs du joueur bien plus longtemps. Pour ma part, j’estime à une dizaine d’années le temps que j’ai mis pour en voir le bout mais Gargoyle’s Quest est l’un des jeux de plates-formes qui m’aura le plus marqué, et un de mes tout premiers. Il s’agit là clairement d’un des softs importants de ma vie de joueur, un jeu qui a donc suscité chez moi une détermination particulière. Pour un joueur qui découvrirait le soft de nos jours, pas sûr que la motivation soit au rendez-vous pour braver la philosophie die & retry sans concession typique du jeu vidéo du XXème siècle. Mais n’exagérons rien : le soft est largement faisable, un système de mots de passe (so nineties) permettant d’aider considérablement à en voir le bout.
Finalement, que retenir de ce Gargoyle’s Quest ? Tout d’abord un jeu de plates-formes très solide et riche en possibilités malgré sa brutalité, ce qui n’est déjà pas rien. Ensuite un des premiers exemples de panachage « trans-genres » (sans mauvais jeu de mots) : alors que les fameux « éléments RPG » s’invitent de plus en plus souvent dans les productions contemporaines de tous poils, la chose était pour le moins atypique au début des années 1990s, une époque pendant laquelle les barrières entre les genres étaient d’une rigidité quasi-absolue. Enfin, une continuation des Ghosts’n Goblins qui a donné naissance à une suite sur NES et au mythique Demon’s Crest sur Super NES. Gargoyle’s Quest a donc laissé un sacré héritage pour un « simple » jeu sur portable. Un héritage qui mérite sans doute qu’on le (re-)découvre si on l’a zappé à l’époque ou si on est en manque de jeux de plates-formes de haute tenue.