Utopiales 2013 – Interview Aleksi Briclot

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– Archaic : Remember Me étant disponible depuis plusieurs mois, nous allons plutôt essayer de tirer des conclusions. Est-ce qu’il est comme vous le vouliez au départ ?

Jean-Maxime Moris
Jean-Maxime Moris

– A.B. : Réécrire la mémoire, façon effet papillon, était notre ligne directrice. Nous sommes partis de rien. Il a fallu trouver les mécanismes. Jean-Maxime Moris en a parlé un petit peu lors de la soirée spéciale aux Utopiales : il y a eu plusieurs itérations avec de grosses prises de tête, beaucoup d’essais, d’itérations et d’aspirine. Certains tests sont allés droit dans le mur, d’autres ont nourri la machine finale. Depuis la création de Dontnod, nous avons essayé de ne pas complètement réinventer la roue. On a monté notre studio, pour aller dans la compétition des AAA. On a énormément d’écueils à affronter au sein de cette bataille tellement énorme qu’on ne va pas chercher à tout renouveler. On est de gros fans d’action-aventure, c’est pourquoi nous sommes partis sur ce genre, tout en apportant un peu de neuf. Au travers du Memory Remix, mais aussi notre personnage principal, des petites prises de risque de-ci de-là et de grosses prises de risque dans les nouveautés qu’on a amenées en rapport avec la mémoire et le développement, justement, du Memory Remix. Avec lui, on appose une petite touche en plus, amenant une cassure de rythme et une différence qui sert l’ensemble. Par rapport à votre question initiale, à savoir si le jeu nous satisfait complètement, la question me rappelle moi, moi en tant qu’illustrateur. Je reçois une commande, j’ai des images qui m’arrivent, difficiles à exprimer ou visualiser, j’ai un feeling qui m’arrive, j’ai convoqué dans ma tête quelques films, je monte une séquence, je mélange tout ça, … ça s’agite ! Et il y a des idées fortes qui arrivent, tout en restant tout de même un minimum floues. On a fait pas mal de recherches pour Remember Me sur l’encodage possible des souvenirs : sur la façon de restituer visuellement l’impression d’enregistrement des souvenirs. Allions-nous tout restituer telle une caméra HD ? Non, ce n’est pas l’approche qu’on a eu. A l’heure actuelle, il existe des systèmes de visualisation de pensées, sous forme électrique. C’est encore extrêmement flou mais on arrive à percevoir des formes, des silhouettes, pas forcément bien claires. Pour rebondir là-dessus, et montrer où je veux en venir, quand je fais une image, je sais à peu près où je veux aller, mais à aucun moment, même avec une super technologie, je ne peux prendre un polaroïd de ce que j’ai en tête et le poser sur la table pour comparer. Il y a tout un travail d’itérations pour formaliser les choses, les fignoler et leur donner corps. Pour le jeu vidéo, c’est un petit peu pareil. Entre nos premières idées et le produit fini, il y a eu tellement de travail… Je suis très fier de ce qu’on a accompli, sur ce jeu et avec le studio. Même si on est dans du AAA, dès que l’on ajoute une feature, les ressources coûtent extrêmement cher. J’en veux pour preuve l’exemple des arborescences abordées en conférence : si nous avions ne serait-ce que doubler les sorties du Memory Remix, laissant deux choix au joueur, il aurait fallu doubler les cinématiques, les animations, peut-être les dialogues, la musique, … Tout cela chiffre vite.

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– Archaïc : Est-ce que vous ne pensez pas que posséder toutes ces contraintes a permis de donner une personnalité plus forte au jeu ?

– A.B. : Il y a les contraintes qui, pour moi, nourrissent la créativité. Si vous avez carte blanche, il est difficile de ne pas vous perdre. Nous nous sommes vite retrouvés avec Sony, qui nous a demandé de nous tourner vers l’Action-RPG pour remplir une case vacante dans leur catalogue. Il a donc fallu développer la notion d’arborescence et de monde ouvert. Cela donne un autre jeu, très bien mais pas réellement le jeu que nous voulions faire au démarrage. Nous avons tout de même essayé cette voie, qui était très intéressante, mais, le deal rompu, on s’est recentré pour revenir à notre envie première un jeu plus linéaire. Cette linéarité est souvent vue de manière péjorative. Pourtant, il existe de nombreux jeux absolument excellents et linéaires. La force, justement, de ces jeux-là est de proposer une histoire plus forte. Cela me fait penser au jeu Prototype, que j’ai modérément apprécié. Il a énormément de qualité, mais c’est, parfois, le genre de jeu – je vais me faire basher par les fans de GTA-like… – où je m’ennuie assez vite tellement il y a de choses à faire, justement. Je vais prendre un autre exemple, violent et tout aussi discutable, admettons que dans un jeu, vous puissiez customiser visuellement votre personnage. Si vous donnez les outils au joueur de customiser son personnage, cela va lui procurer du plaisir, car ce sera SON personnage : dans remember-me-playstation-3-001Dead Rising, je me suis retrouvé en caleçon avec une batte de baseball en train de buter du zombie. Du coup, décalage total et on n’y croit plus du tout. Si vous avez envie de raconter une histoire forte et que vous permettez au joueur de tout faire, vous vous retrouvez avec un personnage principal avec des oreilles de lapin et une couche-culotte, c’est fini, le décalage est fait. Il y a bien évidemment un entre-deux, en donnant l’impression au joueur d’être libre, de pouvoir choisir – cela peut être juste dans l’incarnation de son personnage, comme des traits, mais en l’empêchant de le laisser porter une cape, des collants, … – C’est une problématique à garder tout le temps en tête. Tout cela pour dire qu’à partir du moment où l’on s’est dit que nous allions réduire les choix, on a mis le paquet afin de raconter une histoire forte, le développement notre personnage principal, ses caractéristiques, son background, ses relations avec les autres personnages. Il faut alors impliquer au maximum le joueur. Autre exemple, les jeux de Naughty Dog, les Uncharted. Vous n’êtes pas dans un registre où vous intervenez sur votre personnage comme John Sheppard dans Mass Effect. Vous suivez un personnage et son aventure, et c’est au travers de plein d’autres gimmicks que vous vous retrouvez impliqués.

– Archaïc : Cyanide et Spiders ont opté pour la même orientation au travers d’Of Orcs and Men l’année dernière. Ils avaient des contraintes techniques, en temps et ressources. Ils ont réalisé un couloir mais ils se sont concentrés sur leurs deux personnages et leur histoire.

– A.B. : Je n’y ai pas joué mais cela me semble très intelligent de leur part. Il y a toujours des contraintes et des déceptions. Certains joueurs peuvent s’estimer quelque peu limités par ces contraintes. Mais l’autre écueil est d’essayer de tout faire et de le faire mal. Il y a un bel exemple d’écueil évité, chez Rocksteady, connus pour avoir remember-me-playstation-3-02fait les Batman. Sur le premier, Batman : Arkham Asylum, ils ne se sont pas confrontés à Batman : ils ont essayé de réfléchir sur ce qu’ils savaient faire et bien. Le directeur créatif a raconté dans la presse qu’au cours d’une réunion, au démarrage du projet, il a dit à ses équipes, que, même si la Batmobile est extrêmement importante dans la mythologie Batman et qu’elle pourrait être un outil de gameplay absolument génial, il n’y aura pas de phase de course. Un jeu de bagnoles, c’est des phases de conduite et donc un jeu à part entière. Nous nous sommes également posé la question sur A-Drift, puis Remember Me. Nous n’avions pas encore de crédit là-dessus, c’était, encore, une nouvelle compétence à apprendre. Pourquoi pas, mais il y avait un gros risque de se perdre, au travers par exemple d’un jeu sandbox sans saveur. Et si même si vous arrivez à intégrer ces phases : quels sont les enjeux émotionnels et dramatiques ? Vous allez peut-être apprécier, au début, pour vite ne plus en voir l’intérêt. Je pense donc qu’il était nécessaire de prendre les bons ciseaux pour découper et recentrer le récit.

– Archaïc : C’est d’ailleurs un peu risqué de vouloir tout faire en même maintenant. Naughty Dog avait justement essayé en passant d’un jeu de plateforme presque à l’ancienne avec le premier Jak & Daxter à un GTA-like dans le second volet, où il faut faire des missions en temps limité avec des guns. Il est facile de décrocher.

– A.B. : Oui, c’est super dangereux. Encore une fois, si vous tentez de tout faire et que vous ne le faites pas bien, ça se casse. Il est préférable de passer toutes les idées dans l’entonnoir et d’extraire les points forts. Rien que ça, ça peut être très difficile.Le premier fantasme qui arrive en tête est celui de l’open world. Et on se rend compte que si l’on n’est pas dirigé un minimum, c’est très difficile. Il faut un parti pris. Il faut également travaillé le rythme, les émotions et ce que vous allez faire ressentir au joueur…

– Archaic : Nous avons eu l’impression que les joueurs et les professionnels ont été un peu injustes envers Remember Me. Ils semblaient attendre un open-world et ils n’ont pas donné l’impression de juger le jeu tel qu’il est mais plutôt tels qu’ils l’avaient projeté, justement sur cette mode de l’open-world.

– A.B. : Oui, effectivement… Peut être que, nous, en termes de communication avec Capcom, avons balancé des éléments trop tôt, dés éléments qui ont pu porter à croire qu’il s’agissait d’un open-world et avec une dimension RPG plus poussée. Cela est certainement imputable à l’historique de la conception du jeu. Nous avons travaillé un an en exclusivité avec Sony, année durant laquelle ils nous ont demandé de développer la dimension RPG afin de rentrer dans leur catalogue, donc on s’est retrouvé avec des vidéos présentant des éléments non présens dans le jeu final. On peut également incriminer notre présentation du jeu à ses débuts, je pense notamment aux concepts de base du jeu : le fait que l’on soit en 2084, que n’importe qui puisse visiter sa mémoire, l’échanger, tout le monde peut encoder ses souvenirs, et quelque part cela sous-entendait que plus tard on pouvait échanger ses datas, ses souvenirs, avec tout le monde, avec n’importe quel gars dans la rue, et qu’il y avait tout un commerce autour de ça…

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– Archaic : Alain Damasio disait, au cours des conférences, qu’il était allé vraiment très loin dans le concept d’A-Drift, avec, par exemple, sa bible de plus de 1000 pages sur l’univers, pour au final ne retrouver qu’environ cinq ou six pourcents dans le jeu final.

– A.B. : Oui, ce fut aussi un autre problème. Il n’avait pas encore l’expérience du travail collectif, du travail du jeu vidéo, même si cela serait plus à lui d’en parler… Encore une fois, c’était notre premier jeu, on a mis en place des choses, on a appris. L’idée, désormais, est de continuer. On ne s’y prendra plus de la même façon, que ce soit dans la gestion de projet ou la production. Il y a beaucoup de choses que nous ferons différemment. Pour illustrer le travail “perdu”, je me souviens d’une séquence sur laquelle je m’étais énormément investi, présente dans le storyboard, dans laquelle j’avais travaillé sur une trentaine de moments-clefs. On fait une réunion avec six ou sept personnes de l’équipe, on est en fin de production, ça commence à devenir très très musclé pour tenir les délais… On commence la réunion, je présente mon travail et : “ça, ce n’est pas possible”, “ça, ça va être trop couteux”, … J’ai alors essayé de trouver une façon astucieuse de contourner le problème… En gros, de ma trentaine de panels, seuls trois ont été jugés possibles. Même si mon côté créatif était dégoûté, ne voulant pas céder, mon côté “associé du studio” a su rester réaliste face à nos ressources limitées et tirer parti au maximum des idées avec les moyens que nous avions. Cela rejoint le métier de monteur au cinéma. Il est simple en pré-production de balancer toutes les idées du monde, c’est une phase assez jouissive, puis arrivent les aléas de la production, où il est nécessaire de couper un peu partout pour rendre l’ensemble cohérent et surtout faisable. Il y a donc toujours un côté frustrant, mais ça fait partie du jeu – c’est le cas de le dire – avec ce côté “si on ne le fait pas, le jeu ne sort pas”. Finalement, on en ressort fier, fier d’avoir su résoudre les problèmes pour arriver à quelque chose de concret, notre premier jeu en l’occurrence. Nous avons, je pense, su développer des qualités de remise en question, pour dégager les idées infaisables. Du coup, je ne sais pas si j’ai répondu à votre question…