Interview Jehanne Rousseau – Camille Bachmann

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Archaïc : En 2008, Mars n’avait pas su trouver d’éditeur, pourtant, Focus était déjà éditeur de Faery. En 2012, Focus est devenu l’éditeur de Mars. Qu’est-ce qui a changé ?

J.R. : Même si nous avions de bonnes relations avec Focus, ils avaient un petit peu peur du projet. L’univers S-F les inquiétait un petit peu. Ensuite, en termes d’expérience, nous avons pas mal évolué et ils ont pu voir à travers Of Orcs and Men – même si nous étions prestataires pour le compte de Cyanide – que nous étions capables de réaliser un jeu qui, au moins techniquement, était bon. Focus s’est donc senti prêt à investir un budget un peu plus conséquent que prévu sur le projet, et plus que sur Faery par exemple.

Archaïc : Toujours pas de suite d’ailleurs ?

J.R. : Non, Focus maintient que cela sort du catalogue qu’ils désirent proposer. La marque leur appartient , nous ne pouvons faire un numéro deux sans eux, il n’y en aura donc probablement jamais.
Pour en revenir à Bound by Flame, Focus voulait vraiment lancer le développement des deux projets en simultané, puisqu’il sera très riche en contenu, et Mars, qu’on coproduit pour le coup. C’est d’ailleurs très certainement une des raisons pour laquelle ils ont accepté : nous finançons à moitié le projet et notre statut de coproducteur nous motive d’autant plus à réaliser un très bon jeu.

Archaïc : Contrairement à Faery, entièrement pris en charge par Focus.

J.R. : Oui, avec une aide du CNC. Là, sur Mars, on s’engage vraiment dans la réalisation du produit. Et ils sont désormais à fond derrière nous. Ils se sont vraiment investis sur la com’ du projet, ils sont motivés et nous suivent vraiment.

Archaïc : Où en est le jeu à l’heure actuelle ?

J.R. : La production se terminera fin décembre, début janvier. Il y aura ensuite 2 à 3 mois de post-production, debug et mise en boîte. La sortie est donc planifiée pour Mars 2013.

Archaïc : Mise en boîte ?

J.R. : Enfin mise en boîte, façon de parler. Il n’y aura pas de boîte, mais il faut tout de même envoyer le jeu en soumission pour le faire valider. Il y a minimum 3 semaines d’allers retours. Cela revient au final presque au délai d’une mise en boîte. Sur PC, on le sort quand on veut, mais sur consoles, c’est toujours plus compliqué.

Archaïc : Donc dans les temps pour Mars 2013…

J.R. : Oui, c’est un clin d’œil que nous voulions faire, même si cela ne marche pas en anglais.

C.B. : Si la fin du monde n’a pas lieu d’ici là…

J.R. : Pas grave, c’est une histoire post-apocalyptique. (rires)

Archaïc : Par rapport à la version 2008, quels sont les plus grands changements ?

J.R. : Ce n’est pas du tout la même histoire. Ce n’est donc pas les mêmes héros, les mêmes PNJ, … Le jeu était prévu pour être un Action-RPG. C’est toujours un RPG mais désormais orienté Action, un RPG-Action. C’était « peut-être » un peu trop action avant. Le jeu propose désormais des environnements plus libres, où l’on peut se balader, ce qui n’était pas trop le cas dans la première version de Mars. Même si la quête principale nous guide, et se sépare en plusieurs choix, nous avons veillé à ce que le joueur puisse faire des quêtes annexes, dans l’ordre qu’il veut, etc… Cela lui laisse un peu de liberté. Etant donné que nous avons réécrit l’histoire, nous partons réellement sur de nouveaux décors et personnages. En fait… on a tout refait. Même le gameplay s’inspire davantage d’un The Witcher 2, par exemple. A l’époque, c’était à cheval entre le jeu d’action et le RPG. Il y a donc un petit peu plus de liberté, même dans l’évolution du personnage. Je ne vais pas trop spoiler le jeu, mais il est possible d’avoir des profils de personnages totalement différents, alors que nous avons un personnage de départ imposé. C’est au joueur de choisir ce qu’il va devenir.

Archaïc : Cela aura-t-il une influence sur le scénario ? Le fait de choisir une « classe » plutôt qu’une autre.

J.R. : On n’a pas à proprement parler de classes : c’est plus une orientation. On peut d’ailleurs rester en dilettante : on n’est pas obligé de se spécialiser. Le fait que l’on ait accès à certaines compétences pourra avoir un impact sur certains PNJ. Le scénario dépendra surtout des dialogues et des actions menées, grâce à un système de karma.

Archaïc : Etant donné que tous les personnages ont changé, nous nous tournons vers Camille : il a fallu tout redessiner.

C.B. : Quand je suis arrivé, les bases de l’univers étaient solides. J’ai juste eu à comprendre l’histoire que voulait raconter Jehanne et créer de nouveaux visuels.

Archaïc : Comment est-elle venue vers vous ? Elle est venue avec un scénario ? Les illustrations des précédents artistes ?

J.R. : On les a bien évidemment gardés, pas question de les jeter. (rires)

C.B. : Je les ai prises en compte, je les ai regardées mais vite mis de côté pour me concentrer sur quelque chose de nouveau. Le projet ne s’était pas vendu, il fallait donc passer à autre chose, même si j’ai conservé certaines bases.

J.R. : Quand on travaille avec un concept artist, il faut lui laisser sa part de création. Nous n’avons bien évidemment pas cachés les visuels à Camille, tout en lui disant en parallèle « vas-y, lâche-toi ». Après, ça reste Mars, donc on ne va pas en faire un univers avec des lapins partout. Fallait que ça reste cohérent par rapport au scénar’. On a beaucoup travaillé ensemble par rapport au scénario, et encore plus par rapport aux profils que nous voulions retrouver chez nos personnages.

C.B. : Ça fait aussi partie du boulot de concept artist de prendre en compte les contraintes pour faire quelque chose d’autre.

Archaïc : Et un jeu comme Mars, ça donne quoi comme masse de personnages et de décors à dessiner ?

C.B. : Eh bien… Même si la création des PNJ se repose sur un système de réutilisation de patterns, il a fallu créer presque la totalité des personnages… Notamment le héros et ses compagnons.

J.R. : Les PNJ principaux sont designés par le concept artist. Les gens que l’on croise dans la rue ont des costumes qu’on peut monter au travers d’éditeurs, ce qui nous permet de les customiser sans passer nécessairement par des graphistes chevronnés. C’est-à-dire changer la couleur de la chemise ou de leurs habits pour donner une impression de variété à l’œil. Nous disposons de sets de visages, pouvant être mixés avec des accessoires – chapeaux, moustaches, vêtements – ce qui accroit le sentiment de variété et de foule.

Archaïc : Du clonage de personnage…

J.R. : Il y en a forcément. En fait, nous disposons d’un système d’édition de visages qui nous permettrait de faire des visages presque tous différents. Le problème, c’est que la qualité des visages n’est souvent pas très bonne. Laisser un algorithme placer les yeux, le nez, la bouche, etc… n’est pas une bonne idée, sauf si vous désirez obtenir des visages bien moches. On a donc préféré faire créer des visages par des artistes et en réaliser des variantes plutôt qu’utiliser ce genre d’algo. Quitte effectivement à avoir du coup des personnages qui vont se ressembler, ce qui n’est pas très grave étant donné qu’il ne s’agit pas de personnages-clés et que le joueur ne va pas aller les regarder en zoomant toutes les cinq minutes.

C.B. : C’était aussi le système utilisé pour Of Orcs and Men, non ? Pour les humains notamment.

J.R. : Oui, à peu près, sauf que dans Of Orcs and Men on avait un peu moins de sets. Dans Of Orcs and Men, on avait très peu de femmes notamment, ce qui donnait une population essentiellement masculine…

C.B. : It’s a man’s world…

J.R. : C’est un peu ça. Faut dire que c’est Of Orcs and MEN. (rires)

C.B. : Pendant la phase de pré-production de Mars, j’ai bien aimé les brainstormings avec Jehanne : elle me parlait des personnages tels qu’elle les voyait, je lui proposais ensuite ma vision, et enfin on essayait de concilier les deux. Ça a plutôt bien marché.

J.R. : J’arrive souvent en pré-production avec des traits psychologiques. J’y raconte alors l’histoire des personnages, comment ils en sont arrivés là, etc… Ensuite, ce qui importe, ce n’est pas le visuel en soi du personnage, c’est plutôt le lien entre son visuel et son histoire. Typiquement, Mary, le personnage en robe bleue – visible sur l’une des toiles de l’exposition aux Utopiales –, style robe victorienne, m’a été inspirée par des photos de Pierre et Gilles. L’idée n’était évidemment pas de copier le style mais plutôt de reprendre ce côté un petit peu baroque. Camille l’a d’ailleurs bien fait sur les costumes du personnage. C’est ce qui fait qu’elle paraisse hyper-décalée dans l’univers. Mais c’est exactement ce qu’on voulait !

Archaïc : Il faut dire que dans le teaser diffusé, on ne voit qu’elle, bien qu’elle n’apparaisse qu’une seconde. Elle marque.

C.B. : Ça a clairement été le personnage le plus dur à designer. J’ai réalisé près d’une vingtaine de planches avant d’obtenir celle qui est exposée aux Utopiales.

J.R. : Nous avons fait évoluer le personnage jusqu’à ce que l’on arrive à quelque chose qui collait à la fois à la manière dont j’imaginais le personnage, et aux contraintes techniques. Il y en a en effet pas mal sur ce personnage-là.

Archaïc : Combien de temps dure cette phase de conception ? A savoir la réalisation de tous les dessins, PNJs et protagonistes, décors, etc…

C.B. : C’est une question qu’on me pose tout le temps et à laquelle j’ai du mal à répondre. J’essaie de tenir compte du planning, mais, en réalité, je fonctionne autrement. C’est-à-dire que je bosse sur plein de trucs à la fois. Par exemple, je vais commencer un décor parce qu’on a eu une idée, tandis que l’on me demande en même temps de produire un personnage assez vite. En fait, je planche sur plusieurs choses à la fois pour avoir du recul dessus : c’est-à-dire que je ressors ce que je fais au moment opportun et quand ça devient pressé. Cela me permet, quand je ressors un personnage que j’avais commencé à designer il y a plusieurs semaines ou mois, d’avoir un œil neuf dessus, et ainsi de l’améliorer.

J.R. : Le fait qu’on ne soit pas une grande structure et qu’on ait souvent des délais très courts de production fait qu’on réalise des phases de pré-prod où l’on design juste le héros, un ou deux personnages importants et des planches de décor pour poser une ambiance mais on ne peut pas se permettre de tout designer avant de lancer la production. Ce n’est tout simplement pas réalisable en termes de délais.

Archaïc : C’est ce que vous disiez au cours des conférences données aux Utopiales : souvent, seuls des schémas, croquis, sont donnés aux développeurs pour qu’ils puissent commencer à travailler. Le design définitif arrivant plus tard.

J.R. : Il faut en effet figer un style graphique, une ambiance, etc… pendant la pré-prod. Ensuite, dès que l’on peut, on enchaîne.

C.B. : Pour répondre à la question, la conception de personnages continue pendant la production.

J.R. : Les modeleurs modélisent les personnages à mesure qu’ils ont les designs qui arrivent. On est en permanence en flux tendu.

C.B. : Je suis entre les deux phases du projet : je fais les designs, c’est-à-dire que j’essaie de prévoir tous les concepts, et je suis les graphistes 3D pour répondre à leurs questions lorsqu’ils modélisent. Je peux ainsi les rediriger si nécessaire. En tout cas dans la mesure du possible, car le temps manque parfois cruellement.

Archaïc : En dehors du design, à quoi touchez-vous d’autre ?

C.B. : Cela m’arrive de donner des idées de Level Design et Game Design… même si les personnes concernées n’aiment pas toujours ça. (rires) Il m’arrive, au travers de mes concepts de donner des idées annexes, comme proposer à Jehanne des compagnons pour le héros ou un niveau qui serait structuré plus verticalement qu’horizontalement, par exemple.

Archaïc : Y en a-t-il qui sont passées sur Mars ?

C.B. : Sur Mars, je ne sais pas. Ce genre de chose se produit davantage sur notre projet Bound by Flame qui démarre tout juste.

J.R. : Il faut dire que quand tu es arrivé sur Mars, le scénario et l’univers étaient déjà fixés.

C.B. : Voilà, les bases étaient déjà là.

J.R. : Le gameplay était déjà relativement clair. En tous cas dans notre tête. (rires) L’univers était vraiment très avancé, donc même s’il n’y avait pas spécialement de visuels pour nous aider à aller jusqu’au bout, on connaissait déjà l’histoire du monde, sa structure, etc… Donc, autant Camille a pu se lâcher sur les visuels des personnages, autant le côté proposition est resté limité… Et il faut dire dire que je suis très chiante quand j’écris un scénario : je ne change rien à mes scénars ! (rires)