Valkyrie Profile et tragédie grecque

Le Destin

Les Grecs avaient une vision passionnante du destin. Ils l’appelaient Moïra, ce qui signifie à la fois destin, mais aussi part ou lot. Selon eux, tous les êtres recevaient à la naissance une part de bonheur et de malheur, de chance et de malchance qu’ils devaient respecter. Toute la vie de l’individu, de sa position hiérarchique à la date de sa mort, était écrite d’avance. Cette vision est d’ailleurs restée dans le langage commun quand nous parlons du « lot » de quelqu’un pour désigner sa condition.

Dans le premier jeu, la succession des scènes de recrutement nous laisse entrevoir que la mort est une chose certaine et inexorable sur Midgard. Valkyrie Profile baigne dans une ambiance de désespoir et la résignation : les habitants de Midgard sont présentés dès le début du jeu comme étant condamnés à mener une vie pénible et de courte durée. Leur « lot » n’est pas très enviable, en somme.

Le recrutement de Belenus est aussi un exemple parfait de ces visions convergentes du destin comme étant une « part » reçue à la naissance. Alors qu’Asaka meurt dans ses bras, Belenus passe un marché avec Lenneth. Il échange sa place avec celle de sa servante pour que cette dernière survive. Le destin d’Asaka était de mourir et le seul moyen pour qu’elle survive est que Belenus offre en sacrifice son destin qui était de vivre : une vision comptable du destin très proche de celle de la mythologie grecque.

Les sacrifices requis pour effectuer le rituel du « transfert d’âme » utilisé par Grey ou Belenus révèlent une vision du destin proche de celle des Grecs : dans l’Iliade, Zeus utilise aussi une balance pour juger de celui des guerriers.

Par les trois voies scénaristiques qu’il propose au joueur, Covenant of the Plume rejoint également cette conception de la destinée. La majorité des chapitres du jeu existent en trois versions différentes qui se répondent entre elles en racontant les mêmes évènements selon des points de vue différents et, la plupart du temps, opposés. Ainsi, si une version d’un chapitre permet à Wylfred de soutenir une révolte paysanne, une autre version lui permet de la réprimer dans le sang : ses alliés lors d’une partie deviennent donc ses ennemis lors d’une autre, et vice-versa. Et la mort étant une chose fréquente sur Midgard, les ennemis de Wylfred meurent très souvent. Une sorte d’équilibre des morts ressort donc de la structure du jeu : cette dernière offre au joueur la vision de nombreux destins différents au cours de ses parties, avec une constante inamovible. Certaines morts sont nécessaires pour que la trame progresse ; un personnage doit mourir pour qu’un autre puisse survivre et accomplir sa destinée, dans une mécanique fatale qui accorde à chaque personnage son « lot », qu’il s’agisse de la mort ou de la survie, en fonction des actions du joueur.

Cette vision du destin est aussi vraie à plus grande échelle. Les Trésors Sacrés qui alimentent les quatre mondes de Valkyrie Profile symbolisent les « parts » que ces mondes ont reçu à la Création. Ainsi, un Trésor comme Gungnir garantit à Asgard (et aux dieux) une vie éternelle, faste et heureuse. Et quand Midgard est privé de son Trésor, l’Orbe du Dragon, le monde des hommes connaît guerres, misère et famines et il est plongé dans un chaos qui le mène à sa destruction, une situation décrite en détail dans le premier épisode et dans Covenant of The Plume.

Cependant, même si chez les Grecs le destin était écrit d’avance dans un endroit où les dieux pouvaient le consulter, même ces derniers étaient obligés de respecter ses « décisions ». Pendant la Guerre de Troie, Zeus lui-même fut obligé d’abandonner à la mort ses favoris, Hector et Sarpédon, parce que le destin exigeait qu’ils meurent.

Le destin était pour les Grecs inflexible et inexorable. L’exemple classique de cet aspect est l’Oracle de Delphes : très souvent, c’est en voulant éviter le destin funeste qui leur était prédit que les héros grecs le mettaient en marche. C’est le cas de Laïos, le roi de Thèbes, qui eut pour prédiction que son fils l’assassinerait et qu’il épouserait sa femme. Laïos tente d’éviter son destin en faisant tuer son fils Œdipe, mais le soldat chargé du meurtre se révèle incapable de tuer un enfant si jeune et le confie à un couple de bergers. Devenu adulte, Œdipe se rend à Thèbes, tue son père par accident, vainc le Sphinx qui terrorisait la ville et reçoit la main de Jocaste, sa propre mère (alors veuve), en récompense.

L’oracle de Delphes a une grande importance dans certains mythes grecs. Il sert souvent de déclencheur à la Tragédie et de symbole de la nature inexorable du destin.

Cette inexorabilité du destin est aussi présente dans Valkyrie Profile. Les pouvoirs spéciaux de Lenneth et Silmeria leur permettent de trouver les einherjar aux portes de la mort pour les recruter au sein de l’armée des dieux, mais pas de les sauver. La Concentration Spirituelle de Lenneth lui permet d’entendre les dernières paroles et les supplications d’un einherjar en « direct », au moment même de sa mort : elle arrive donc fatalement après la mort du guerrier pour prendre son âme. La lecture psychique de Silmeria lui permet de ressentir les impressions et les sentiments laissés sur les objets par des guerriers morts depuis des années (et parfois des siècles). Les Valkyries, pourtant déesses du destin, ne peuvent pas changer celui des mortels. Les pouvoirs personnels des deux Valkyries sont de plus de natures bien différentes : Lenneth ressent « ce qui est en train de se passer » alors que Silmeria ressent « ce qui s’est déjà passé ». Chacune de ces deux Valkyries est associée à une portion bien définie du temps.

Même si le destin n’était pas considéré comme une divinité à proprement parler par les Grecs, il avait ses agents. Les Moires (de Moïra, bien sûr) étaient les trois déesses qui tissaient et coupaient le fil de la vie de chaque créature. Clotho tissait le fil de la destinée (elle présidait aux naissances), Lachésis filait le fil de la destinée (elle présidait aux existences) et Atropos coupait le fil de la destinée (elle présidait à la mort).

Bien sûr, les Moires ressemblent beaucoup aux trois Valkyries de la série, mais également aux Nornes de la mythologie nordique. Les trois Nornes, Uld (dont le nom signifie « ce qui s’est déjà passé »), Verdande (« ce qui est en train de se passer ») et Skuld (« ce qui va se passer ») tissent elles aussi la toile du destin. Les Valkyries, par leur âge respectif (Hrist est l’aînée, Lenneth la cadette et Silmeria la benjamine) et leurs pouvoirs semblent ainsi assurer trois rôles complémentaires dans la gestion du destin.

Les déesses du Destin grecques (à gauche) et nordiques (à droite) partagent beaucoup de points commun : au nombre de trois, elles tissent le destin en gardant une certaine distance et une grande indépendance à l’égard des hommes mais aussi des autres dieux. En somme, elles sont davantage un symbole que de véritables déesses.

Dans les trois cas de figure, chacune des trois déesses est un symbole du temps qui passe : Clotho / Hrist / Uld est le symbole du passé, Lachésis / Lenneth / Verdande est celui du présent et Atropos / Silmeria / Skuld celui du futur. Les trois déesses correspondent chacune à une portion du temps et leur domaine collectif en englobe la totalité. Elles sont donc en charge du destin des hommes. Le symbole de la triple figure féminine (jeune femme / femme d’âge mûr / vieille femme) présent dans de nombreuses autres cultures (comme les légendes celtes) converge d’ailleurs avec cette vision du destin et du temps : ce genre de symboles forts a tendance à se frayer un chemin dans beaucoup de croyances et de mythes.

L’Hubris

Le concept de faute chez les Grecs est directement lié à cette vision du destin. L’hubris (ou démesure) est commis par un mortel quand il en veut plus que la « part » qui lui est accordée par le destin. Quand un Grec volait ou tuait, la justice ne lui reprochait pas l’immoralité de son acte, mais le fait qu’il soit allé à l’encontre de son destin en « en voulant plus ». Dans les Tragédies, l’hubris est ainsi une forme d’orgueil des personnages qui vont à l’encontre des lois des dieux et de la nature.

L’hubris est omniprésent dans Valkyrie Profile, et plus particulièrement chez les sorciers. Même un mage relativement fréquentable comme Mystina a des ambitions qui vont bien au-delà de celles des humains ordinaires. Elle désire franchir le Bifrost, le pont arc-en-ciel, et ainsi pénétrer Asgard, le domaine des dieux, pour escalader Yggdrasil et atteindre la source du pouvoir tout-puissant d’Odin. En effet, selon la mythologie nordique et les croyances des habitants de Midgard, Odin s’est empalé au sommet de l’Arbre-Monde pour obtenir le secret des Runes. On apprend dans l’épisode Silmeria que les plus hautes cimes de Yggdrasil abritent le pouvoir des dieux : la quête de Mystina s’apparente donc à la démarche d’un humain qui veut dépasser sa nature et s’approprier le pouvoir d’un dieu. En cela, Mystina commet l’hubris, tant par sa volonté de tricher avec son destin que par l’orgueil démesuré de sa tentative.

Les ambitions de Mystina sont claires.

De la même manière, la quête de l’Orbe du Dragon qu’entreprend Gandar entre dans le cadre de l’hubris. L’Orbe du Dragon est un des piliers qui maintiennent l’univers de Valkyrie Profile. De par son caractère sacré, nul n’a le droit d’y toucher. Comme chez les Grecs, ce n’est pas parce que Gandar a tué ou torturé au cours de sa quête qu’il est tué par Lenneth, mais comme le dit Freya parce qu’il « est entré dans un domaine qui est interdit à ceux de sa nature ». Et la mort de Gandar aux mains de la Valkyrie ne le rend pas humble pour autant : sa réaction pleine de mépris et d’ironie face à une Valkyrie obligée de recueillir son âme est sans doute une des scènes de recrutement les plus marquantes du jeu.

Gandar ne rejoindra pas les rangs des dieux de gaieté de cœur.

Dans la série, Covenant of the Plume offre sans doute l’exemple le plus basique et le plus direct d’hubris en la personne de Wylfred. En effet, son but clairement affiché est de tuer la Valkyrie : difficile de concevoir un acte qui remette plus en cause la place d’un être humain dans l’ordre naturel des choses. En plus du simple désir de vengeance, Wylfred montre également une volonté d’accéder à un pouvoir supérieur à celui d’un simple humain dans certaines voies scénaristiques. Qu’il s’agisse de décider qui doit vivre ou qui doit mourir grâce à la Plume, de se poser en juge ultime des actes des dieux ou de regrouper d’autres personnages qui ont un compte à régler contre les Aesir sous sa bannière, Wylfred se pose en être surhumain et en exemple parfait d’hubris.

L’interdiction de toucher à l’Orbe du Dragon concerne aussi les dieux qui peuvent, eux aussi, commettre l’hubris. Que ce soit dans Valkyrie Profile ou dans Silmeria, Odin vole l’Orbe du Dragon et subit à chaque fois un très désagréable retour de manivelle de la part du destin à cause de son hubris. Une preuve que même les dieux ne peuvent lutter contre leur sort.

Enfin, comment parler d’hubris dans Valkyrie Profile sans parler de Lezard Valeth ? Ce personnage donne à lui seul une nouvelle dimension à la mégalomanie. Lezard commence par bafouer les lois des dieux en pratiquant la nécromancie. Le choix de cette forme de sorcellerie comme l’un des pires péchés existant sur Midgard n’est pas anodin : la nécromancie ramène un semblant de vie à un cadavre et va donc à l’encontre du destin et de l’ordre naturel qui veulent que les morts restent morts. Le nécromancien, par la nature même de son art, triche avec le destin et le cycle de la vie dans son propre intérêt, ce qui constitue l’exemple-type de l’hubris…

Mais Lezard se considère déjà comme égal aux dieux. La connaissance qu’il gagne à partir de ses recherches et de la Pierre Philosophale lui donne une vision des dieux comme étant des êtres limités, statiques et à peine différents des humains par leur nature : comme le résume la première information qu’il obtient de la Pierre, « Ce qui prétend être Tout n’est qu’un mensonge ». A partir de ce moment, Lezard ne cherche pas à devenir un dieu, mais à obtenir une nature encore supérieure : une nature qui fera de lui l’égal d’Odin, un dieu capable d’obtenir toujours plus de pouvoir. C’est pourquoi il traite d’égal à égal avec Lenneth, là où même Lucian (ou n’importe quel mortel sain d’esprit) respecte le statut de la déesse. Et c’est pourquoi il n’a que du mépris pour Odin au moment où il lui prend Gungnir, son corps et son âme dans l’une des scènes majeures de l’épisode Silmeria. Il finira d’ailleurs par obtenir un pouvoir bien supérieur à celui des dieux, manier Gungnir (un autre Trésor qu’il est interdit d’utiliser) et réaliser ce qu’aucun être (même les Dieux Créateurs) n’avait réussi à faire avant lui : créer un monde à sa propre image.

L’hubris du sorcier est d’autant plus évident que Lezard atteint des sommets qui n’ont jamais été atteints avant lui alors qu’il reste jusqu’à la fin de Valkyrie Profile 2 Silmeria un humain, un des êtres les plus limités et au « lot » le moins enviable des Quatre Royaumes. A la fin de Valkyrie Profile, Lezard est le seul humain originel à survivre au Ragnarok. Et alors que ses recherches visant obtenir des pouvoirs égaux à ceux d’Odin sont au point et qu’il est la cause de l’avènement de Lenneth au rang de Dieu Créateur grâce à ses homoncules, il conserve jusqu’au bout son apparence humaine.

Le vol de Gungnir et la capture d’Odin constituent le point d’orgue de Valkyrie Profile 2 : Silmeria, ainsi que l’aboutissement de toutes les machinations de Lezard depuis l’épisode Lenneth.

Si à la fin de l’épisode Silmeria, il achève sa quête de toute-puissance en absorbant l’âme d’Odin, il n’y a pas de soudaine métamorphose divine à l’image d’un Kefka ou d’un Sephiroth. Lezard ne se débarrasse jamais de son ancienne nature : il garde sa paire de lunettes (symbole évident de défaut, et donc d’imperfection) et son changement de nature n’est illustré que par les innombrables pages de grimoire qui l’entourent, comme un symbole vivant de l’ingéniosité et de l’intelligence bien humaines qui ont permis au sorcier d’atteindre les sommets. Malgré les pouvoirs immenses qu’il parvient à obtenir, Lezard reste jusqu’à la fin le personnage le plus humain -et donc imparfait- de Valkyrie Profile, incapable d’exprimer ses sentiments à l’égard de Lenneth de façon normale.

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  1. L’article était déjà excellent dans sa première mouture sur RPG-Z. Réactualisée, il l’est d’autant plus. Sans doute l’un des meilleurs dossiers que j’ai pu lire sur Valkyrie Profile.

  2. Je repousse sans cesse la lecture de ce long dossier, mais j’ai quand même très envie de trouver le temps de le lire. Ca m’a l’air plus qu’intéressant 🙂

    (mais j’ai pas fait, ou fini plutôt, Covenant of the Plume, c’est grave ? )

    1. Bah je spoile quand même deux des trois fins de CotP, mais le tout est cantonné dans la partie sur la Nemesis ^^. C’est toujours gênant de devoir sauter une partie mais je ne crois pas que ça t’empêchera de profiter du reste de l’article.

      Pour ce qui est du reste de l’article, je fais des allusions au jeu mais rien qui ne me paraisse vraiment spoilerifiant. Ce sont plutôt des points sur la manière dont la narration particulière du jeu et quelques principes généraux de sa trame peuvent rentrer dans la logique des mécaniques de la tragédie grecque. Ensuite, à toi de voir ^^.

      1. Merci d’avoir prévenu, je m’étais arrêtée à la partie juste avant en attente de trouver du temps pour lire la suite. Voilà qui me donne une excuse pour ne pas le trouver sous prétexte d’avoir de méchantes surprises (mais bon, le cœur y est quand même)

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